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Publié le 11 Juin 2024

Comment définir une modification substantielle du marché ?

CJUE, Aff. C-441/22 et C-443/22, 7 décembre 2023,
Communes de Razgrad et Balchik

Ce qu’il faut retenir :

Une modification substantielle du contrat peut exister en dehors d’un accord écrit entre les parties, et se déduire de la seule volonté commune de procéder à la modification en cause à partir d’autres éléments de communication.

Enseignement n°1 : Un accord écrit n’est pas nécessaire pour identifier une modification substantielle du contrat

Dans un arrêt du 7 décembre 2023, la Cour de justice a procédé à l’interprétation des dispositions de la directive « marchés » n°2014/24 qui ont été transposées en droit interne aux articles R2194-1 et suivants du code de la commande publique. Ces dernières prévoient les cas dans lesquels un marché peut être substantiellement modifié, la modification non substantielle étant, elle, toujours autorisée (art. R2194-7).

Les juridictions de renvoi étaient saisies dans les faits de litiges afférant à des marchés de travaux posant la même question : la date effective de fin des travaux n’ayant pas fait l’objet d’un accord écrit et signé par les parties, cette absence d’écrit faisait-il obstacle à ce que la prolongation de fait du délai d’exécution soit considérée comme une modification substantielle du contrat ?

La Cour concède que les articles liminaires et les considérants de la directive définisse le marché comme un acte « écrit », mais refuse d’aligner sur ces premiers l’interprétation des dispositions en litige. En effet, au regard de l’objectif poursuivi par le texte, qu’est la garantie des principes fondamentaux de transparence et d’égalité de traitement, la seule interprétation conférant un effet utile audit texte est celle qui préserve la sincérité de la mise en concurrence initiale. Conditionner l’existence d’une modification substantielle à la présence d’un accord écrit, c’est permettre le contournement des règles relatives à la modification des marchés en cours ! De plus, le contexte dans lequel s’inscrit le texte assoit également cette interprétation finaliste : les considérants de la directive précise que les modifications substantielles s’entendent de celles qui « attestent l’intention des parties de renégocier les conditions essentielles du marché », ce dont la Cour avait déjà déduit que ces modifications sont donc par principe consensuelles, par opposition à des modifications formelles (CJUE, 17 juin 2021, Simonsen & Weel, C 23/20, pt. 70).

Les modifications substantielles sont donc celles qui se déduisent d’une intention, laquelle peut être révélée par d’autres formes que l’écrit, et notamment – mais pas seulement – par d’autres éléments de établis au cours de communications entre les parties.

Enseignement n°2 : Une clause de réexamen doit être privilégiée pour modifier le contrat face à des circonstances qui n’étaient qu’éventuelles sans être imprévisibles

Le caractère substantiel de la mesure étant établi, la Cour était encore interrogée sur la question de savoir si les acheteurs en cause pouvaient se prévaloir des dispositions permettant la modification du marché lorsqu’elle est rendue nécessaire par des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait prévoir (en droit interne : art. R2194-5 du code).

En l’espèce, les circonstances invoquées résultaient de conditions météorologiques habituelles et d’interdictions règlementaires d’exécution de travaux publiées à l’avance. Ces circonstances, bien qu’éventuelles, n’étaient donc pas imprévisibles, et c’est sans surprise que la Cour de justice écarte cette possibilité.

Elle prend cependant le soin de souligner que, lorsqu’il existe des circonstances prévisibles par l’acheteur, ce dernier fera preuve de diligence en prévoyant une clause de réexamen dans les documents de la consultation et dans le contrat initial. En vertu des dispositions de la directive transposées à l’art. R2194-1 du code, l’acheteur peut apporter des modifications qui autrement nécessiteraient une nouvelle procédure de passation de marché, « quel que soit leur montant », sous réserve d’en indiquer le champ d’application et la nature ainsi que les conditions dans lesquelles il peut en être fait usage. Car, ainsi qu’en juge la Cour, « en prévoyant explicitement la faculté de modifier ces conditions et en fixant les modalités d’application de celle-ci dans lesdits documents, le pouvoir adjudicateur garantit que tous les opérateurs économiques souhaitant participer audit marché en aient connaissance dès le départ et soient ainsi sur un pied d’égalité au moment de formuler leur offre ».


ARRÊT DE LA COUR (dixième chambre)

7 décembre 2023 (*)

« Renvoi préjudiciel – Marchés publics – Fonds structurels et d’investissement européens – Exécution du marché – Directive 2014/24/UE – Article 72 – Modification de marchés en cours – Modification du délai d’exécution – Modification substantielle – Circonstances imprévisibles »

Sur les premières et deuxièmes questions dans les affaires C-441/22 et C-443/22

55      Par ses premières et deuxièmes questions dans les affaires C-441/22 et C-443/22, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 72, paragraphe 1, sous e), et paragraphe 4, de la directive 2014/24 doit être interprété en ce sens que, aux fins de qualifier une modification d’un contrat de marché public de « substantielle », au sens de cette disposition, les parties au contrat doivent avoir signé un accord écrit ayant pour objet cette modification ou s’il suffit qu’existent d’autres éléments écrits émanant de ces parties et établissant une volonté commune de procéder à ladite modification.

56      Il convient de faire observer que, dans chacune des situations ayant donné lieu aux litiges au principal, la date effective de fin des travaux n’a pas fait l’objet d’un accord écrit signé par les parties au contrat de marché public.

57      La juridiction de renvoi s’interroge ainsi sur le point de savoir si l’absence d’accord écrit portant modification du délai d’exécution des travaux tel que fixé dans le contrat initial de marché public fait obstacle à ce que la prolongation de fait de ce délai résultant de retards dans l’exécution de ces travaux soit considérée comme constituant une modification « substantielle » du marchéconcerné, au sens de l’article 72, paragraphe 4, de la directive 2014/24.

58      À cet égard, il est vrai que l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2014/24 définit, d’une part, à son point 5, un « marchépublic » comme étant un contrat à titre onéreux conclu par écrit entre un ou plusieurs opérateurs économiques et un ou plusieurs pouvoirs adjudicateurs et, d’autre part, à son point 18, les termes « écrit(e) » ou « par écrit » comme visant tout ensemble de mots ou de chiffres qui peut être lu, reproduit, puis communiqué, y compris les informations transmises et stockées par un moyen électronique. Par ailleurs, le considérant 58 de la directive 2014/24 énonce, en particulier, que, si les aspects essentiels d’une procédure de passation de marché tels que les documents de marché, les demandes de participation, les confirmations d’intérêt et les offres doivent toujours revêtir une forme écrite, il devrait néanmoins rester possible de communiquer oralement avec les opérateurs économiques, pour autant que le contenu de ces communications soit consigné d’une manière suffisante.

59      En revanche, l’article 72 de la directive 2014/24 ne prévoit pas, s’agissant d’une modification d’un contrat de marché en cours d’exécution, qu’une telle modification ne pourrait être qualifiée de « substantielle », au sens du paragraphe 1, sous e), et du paragraphe 4, de celui‑ci, que si elle est constatée par un accord écrit portant modification du contrat, et que pareil constat ne pourrait, partant, pas être déduit d’éléments écrits établis au cours de communications entre les parties.

60      Cette interprétation de l’article 72 de la directive 2014/24 est corroborée par les objectifs poursuivis par cette disposition et le contexte dans lequel celle-ci s’inscrit.

61      En particulier, en encadrant les conditions dans lesquelles les marchés publics en cours peuvent être modifiés, l’article 72 de la directive 2014/24 vise à assurer le respect des principes de transparence des procédures et d’égalité de traitement des soumissionnaires. En effet, ces principes font obstacle à ce que, après l’attribution d’un marché public, le pouvoir adjudicateur et l’adjudicataire apportent aux dispositions de ce marché des modifications telles que ces dispositions présenteraient des caractéristiques substantiellement différentes de celles du marché initial (voir, en ce sens, arrêts du 13 avril 2010, Wall, C‑91/08, EU:C:2010:182, point 37 et jurisprudence citée, ainsi que du 3 février 2022, Advania Sverige et Kammarkollegiet, C‑461/20, EU:C:2022:72, point 19 ainsi que jurisprudence citée). Le respect de ces principes s’inscrit, à son tour, dans l’objectif plus général des règles de l’Union en matière de marchés publics consistant à assurer la libre circulation des services et l’ouverture à la concurrence non faussée dans tous les États membres (voir, en ce sens, arrêts du 19 juin 2008, pressetext Nachrichtenagentur, C‑454/06, EU:C:2008:351, points 31 et 32 ainsi que jurisprudence citée ; du 13 avril 2010, Wall, C‑91/08, EU:C:2010:182, point 37 et jurisprudence citée, ainsi que du 12 mai 2022, Comune di Lerici, C‑719/20, EU:C:2022:372, point 42 et jurisprudence citée).

62      Or, ainsi que l’ont fait valoir, en substance, les gouvernements tchèque et estonien ainsi que la Commission européenne dans leurs observations écrites, afin de garantir l’effet utile des règles prévues à l’article 72 de la directive 2014/24 et, partant, le respect des principes que cette disposition vise à assurer, la qualification d’une modification d’un marché public en tant que « modification substantielle » de celui–ci ne saurait dépendre de l’existence d’un accord écrit signé par les parties au contrat de marché public et ayant pour objet une telle modification. En effet, une interprétation selon laquelle la constatation d’une modification substantielle serait conditionnée par l’existence d’un tel accord écrit faciliterait le contournement des règles relatives à la modification de marchés en cours, prévues à ladite disposition, en permettant aux parties au contrat de marché public de modifier, à leur gré, les conditions d’exécution de ce contrat, alors que ces conditions auraient été énoncées de manière transparente dans les documents de marchés publics et étaient censées s’appliquer de manière égale à tous les soumissionnaires potentiels afin de garantir une concurrence équitable et non faussée sur le marché.

63      S’agissant du contexte dans lequel s’inscrit l’article 72 de la directive 2014/24, le considérant 107 de cette directive indique que les modifications apportées au contrat sont considérées comme substantielles lorsqu’elles « attestent l’intention des parties de renégocier les conditions essentielles du marché ». Il s’ensuit que, comme la Cour a déjà eu l’occasion de le préciser, par principe, une modification substantielle, au sens de l’article 72 de la directive 2014/24, revêt un caractère consensuel (voir, en ce sens, arrêt du 17 juin 2021, Simonsen & Weel, C‑23/20, EU:C:2021:490, point 70).

64      Or, l’intention de renégocier les conditions du marché peut être révélée sous d’autres formes qu’un accord écrit portant expressément sur la modification concernée, une telle intention pouvant notamment être déduite d’éléments écrits établis au cours de communications entre les parties au contrat de marché public.

65      Par conséquent, il convient de répondre aux premières et deuxièmes questions dans les affaires C-441/22 et C-443/22 que l’article 72, paragraphe 1, sous e), et paragraphe 4, de la directive 2014/24 doit être interprété en ce sens que, aux fins de qualifier une modification d’un contrat de marché public de « substantielle », au sens de cette disposition, les parties au contrat ne doivent pas avoir signé un accord écrit ayant pour objet cette modification, une volonté commune de procéder à la modification en question pouvant également être déduite, notamment, d’autres éléments écrits émanant de ces parties.

 Sur les troisième à cinquième questions dans l’affaire C‑443/22

66      Par ses troisième à cinquième questions dans l’affaire C‑443/22, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 72, paragraphe 1, sous c), i), de la directive 2014/24, lu à la lumière du considérant 109 de celle–ci, doit être interprété en ce sens que la diligence dont doit avoir fait preuve le pouvoir adjudicateur pour pouvoir se prévaloir de cette disposition exige notamment que celui-ci ait pris en considération, lors de la préparation du marché public concerné, les risques que font peser sur le respect du délai d’exécution de ce marché les conditions météorologiques habituelles ainsi que des interdictions réglementaires d’exécution de travaux publiées à l’avance et applicables durant une période incluse dans la période d’exécution dudit marché. Cette juridiction demande, en outre, d’une part, si les « circonstances qu’un pouvoir adjudicateur diligent ne pouvait pas prévoir », au sens de ladite disposition, comprennent uniquement celles survenues après l’attribution du marché en question et, d’autre part, si, même dans le cas où de telles conditions météorologiques et interdictions réglementaires devaient être considérées comme prévisibles, elles constitueraient néanmoins une justification objective de l’exécution du contrat au-delà du délai fixé dans les documents qui régissent la procédure d’attribution et dans le contrat initial de marché public.

67      À cet égard, il y a lieu de rappeler que, conformément à l’article 72, paragraphe 1, sous c), i), de la directive 2014/24, il est possible de modifier un marché sans nouvelle procédure de passation de marché lorsque « la modification est rendue nécessaire par des circonstances qu’un pouvoir adjudicateur diligent ne pouvait pas prévoir » et que certaines autres conditions prévues à ce paragraphe 1 sont également remplies, lesquelles ne font pas l’objet des questions posées dans les présentes affaires.

68      Ainsi qu’il découle du libellé même du considérant 109 de la directive 2014/24, les circonstances imprévisibles sont des circonstances extérieures que le pouvoir adjudicateur, bien qu’ayant fait preuve d’une diligence raisonnable lors de la préparation du marché initial, ne pouvait prévoir au moment de l’attribution du marché, compte tenu des moyens à sa disposition, de la nature et des caractéristiques du projet particulier, des bonnes pratiques du secteur et de la nécessité de mettre en adéquation les ressources consacrées à la préparation de l’attribution du marché et la valeur prévisible de celui-ci.

69      Il découle ainsi de l’article 72, paragraphe 1, sous c), i), de la directive 2014/24, lu à la lumière du considérant 109 de celle-ci, que, ainsi que l’ont fait valoir, en substance, tant les gouvernements tchèque et estonien que la Commission dans leurs observations écrites, des conditions météorologiques habituelles ainsi que des interdictions réglementaires d’exécution des travaux publiées à l’avance et applicables à une période incluse dans la période d’exécution du marché ne sauraient être considérées comme des circonstances qu’un pouvoir adjudicateur diligent ne pouvait pas prévoir, au sens de ces dispositions.

70      Il s’ensuit nécessairement que de telles conditions météorologiques et interdictions réglementaires ne sauraient pas non plus être considérées, à un autre titre, comme justifiant le dépassement du délai clair d’exécution des travaux fixé dans les documents qui régissent la procédure d’attribution et dans le contrat initial de ce marché.

71      En outre, lorsqu’il existe des circonstances qui sont prévisibles pour un pouvoir adjudicateur diligent, il peut se prévaloir de la possibilité, conformément à l’article 72, paragraphe 1, sous a), de la directive 2014/24, de prévoir expressément dans les documents qui régissent la procédure d’attribution et dans le contrat initial de marché public des clauses de réexamen en vertu desquelles les conditions d’exécution de ce contrat pourront être adaptées, en cas de survenance de telle ou telle circonstance spécifique, ce qui permet d’apporter des modifications qui autrement nécessiteraient une nouvelle procédure de passation de marché au titre de cet article 72. En effet, en prévoyant explicitement la faculté de modifier ces conditions et en fixant les modalités d’application de celle-ci dans lesdits documents, le pouvoir adjudicateur garantit que tous les opérateurs économiques souhaitant participer audit marché en aient connaissance dès le départ et soient ainsi sur un pied d’égalité au moment de formuler leur offre (voir, en ce sens, arrêts du 29 avril 2004, Commission/CAS Succhi di Frutta, C‑496/99 P, EU:C:2004:236, point 118, et du 7 septembre 2016, Finn Frogne, C‑549/14, EU:C:2016:634, points 30, 36 et 37).

72      Étant donné que des circonstances telles que celles qui ont été avancées par la commune de Balchik dans l’affaire C‑443/22 afin de justifier le dépassement du délai d’exécution initialement convenu avec l’adjudicataire ne sauraient être regardées comme figurant au nombre de celles qu’un pouvoir adjudicateur diligent ne pouvait pas raisonnablement prévoir au moment de la préparation du marché public concerné, il n’est pas nécessaire de répondre à la question de savoir si la notion de « circonstances qu’un pouvoir adjudicateur diligent ne pouvait pas prévoir », au sens de l’article 72, paragraphe 1, sous c), i), de la directive 2014/24, lu à la lumière du considérant 109 de celle-ci, vise uniquement des circonstances survenues après la conclusion du contrat.

73      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux troisième à cinquième questions dans l’affaire C‑443/22 que l’article 72, paragraphe 1, sous c), i), de la directive 2014/24 doit être interprété en ce sens que la diligence dont doit avoir fait preuve le pouvoir adjudicateur pour pouvoir se prévaloir de cette disposition exige notamment que celui-ci ait pris en considération, lors de la préparation du marché public concerné, les risques de dépassement du délai d’exécution de ce marchéinduits par des causes de suspension prévisibles, telles que les conditions météorologiques habituelles ainsi que les interdictions réglementaires d’exécution de travaux publiées à l’avance et applicables durant une période incluse dans la période d’exécution dudit marché, de telles conditions météorologiques et interdictions réglementaires ne pouvant justifier, lorsqu’elles n’ont pas été prévues dans les documents qui régissent la procédure d’attribution de marché public, l’exécution des travaux au-delà du délai fixé dans ces documents ainsi que dans le contrat initial de marché public.

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Table des matières
Avocat marché public,
CJUE Aff.C-441/22 7 décembre 2023,
CJUE Aff.C-443/22 7 décembre 2023,
Clause de réexamen et marché public,
Modification substantielle et marché public,
R2194-1 du code de la commande publique,
R2194-5 du code de la commande publique,
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