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Publié le 14 Mai 2024

Dans quelles conditions la résiliation irrégulière d’un marché à tranches peut-elle ouvrir droit à indemnités ?

CAA Toulouse, 19 mars 2024, Sté Atelier Architecture, n°22TL00063

 

Ce qu’il faut retenir :

L’acheteur a toute latitude pour confier à une tierce entreprise l’exécution d’une tranche optionnelle à laquelle il a renoncé, sans engager sa responsabilité. En outre, la résiliation irrégulière d’un marché à tranches à l’exécution desquelles l’entreprise a tacitement accepté de renoncer ne présente pas de lien de causalité directe avec le préjudice d’éviction de celle-ci.

Enseignement n°1 : La renonciation à l’exécution d’une tranche optionnelle n’ouvre pas elle-même droit à indemnité

L’article R2113-6 du code de la commande publique pose aujourd’hui la règle déjà inscrite dans l’article 72 du code des marchés publics : « l’exécution de chaque tranche conditionnelle est subordonnée à une décision du pouvoir adjudicateur », le caractère discrétionnaire de cette faculté étant souligné par la précision selon laquelle le titulaire peut bénéficier d’une indemnité de dédit « si le marché le prévoit ». Il en résulte que de jurisprudence constante l’acheteur est en droit de ne pas affermir les tranches optionnelles initialement prévues sans que le titulaire puisse prétendre à aucune indemnité en l’absence de clause en ce sens.

La cour administrative d’appel de Toulouse ne se contente pas de confirmer ce point, au demeurant non discutable.

Enseignement n°2 : L’acheteur peut passer un nouveau marché pour l’exécution d’une tranche optionnelle à laquelle il avait renoncé

Dans l’affaire portée devant elle, il est à noter que l’acheteur avait pris deux décisions critiquées par la société requérante. D’une part, une mesure générale de résiliation de l’ensemble des contrats le liant à ladite société. Et d’autre part, la décision de confier par un nouveau marché à une autre société l’exécution de prestations qui relevait auparavant d’une tranche optionnelle. La concomitance et la relation qui ne peut manquer d’être établie entre ces deux décisions ne permet pas, toutefois, de faire échec au principe selon lequel la liberté de l’acheteur est totale pour ce qui est d’affermir ou non une tranche optionnelle.

Enseignement n°3 : L’entreprise peut tacitement consentir l’abandon de tranches optionnelles, faisant ainsi obstacle à leur indemnisation pour résiliation irrégulière

N’en demeure pas moins qu’ainsi que le rappelle la CAA de Toulouse, « les mesures de résiliation d’un contrat administratif prises par l’administration en méconnaissance des règles de forme ou qui ne sont fondées, hors des hypothèses expressément prévues par le contrat, ni sur une faute du cocontractant ni sur un motif d’intérêt général, sont irrégulières et de nature à ouvrir droit à indemnité ».En effet, toute illégalité entachant un acte administratif constitue per se une faute de nature à engager sa responsabilité (CE, sect., 26 janv. 1973, Driancourt, n°84768). Du reste, conformément aux principes généraux de la responsabilité, la faute doit présenter un lien de causalité directe avec un préjudice certain.

En l’espèce, l’association « les Jardins de Sérignan » avait adopté par délibération la décision de rompre tous les contrats conclus avec la société Atelier d’architecture, étant précisé que cette délibération ne comportait aucun motif et n’avait pas été notifiée par recommandé à l’entreprise. Après avoir requalifié cette délibération en mesure de résiliation, la CAA de Toulouse conclut sans surprise à son irrégularité sur la forme et sur le fond. La qualification de la faute ne pose donc aucun problème en l’espèce.

Pour autant, un avenant au contrat litigieux était intervenu, signé par les deux parties, et dont la cour note qu’il ne faisant mention que de la tranche ferme du marché. À cette circonstance elle ajoute que la société requérante n’avait pas contesté cet accord. Sur la base de ces deux constats, la cour estime que la société Atelier d’architecture doit être regardé comme ayant accepté de renoncer tacitement à leur mise en œuvre.  Conclusion sévère s’il en est, puisqu’elle mène la cour à conclure que le préjudice d’éviction de la tranche invoqué par l’entreprise n’est donc pas en lien de causalité direct avec la résiliation irrégulière du contrat ainsi modifié !

 


CAA Toulouse, 19 mars 2024, Sté Atelier Architecture, n°22TL00063

 

Considérant ce qui suit :

1. Par une convention du 31 mai 1991, la commune de Sérignan (Hérault) a concédé à l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardins de Sérignan “, l’aménagement du secteur dit C… “, dont le périmètre recouvre une superficie de 87 hectares. Par un contrat en date du 5 décembre 2009, l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardins de Sérignan ” a confié à la société Atelier d’architecture A… B… la rédaction du cahier des charges technique et architectural devant être annexé à la convention d’aménagement conclue pour un montant de 63 670 euros hors taxes. En janvier 2013, l’association foncière urbaine autorisée précitée concluait avec cette société un marché de mission d’architecte-urbaniste et de coordination des permis de construire qui comprenait une tranche ferme devant être réalisée et livrée pour le 1er février 2013 et une tranche conditionnelle. Cet accord a été modifié par un avenant n° 2, conclu le 16 mars 2014, entre ces deux parties. Par une délibération du 29 janvier 2015, l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardins de Sérignan ” décidait la rupture de tous les contrats avec la société l’Atelier d’architecture A… B…. Cette dernière et M. A… B… relèvent appel du jugement du 10 novembre 2021, par lequel le tribunal administratif de Montpellier a condamné l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardins de Sérignan ” à verser la somme de 10 000 euros à la société Atelier d’architecture A… B…, en tant qu’il n’a pas fait intégralement droit à leur demande de condamnation de cet établissement public à verser à cette société la somme de 635 000 euros dont ils demandent en appel la majoration.

Sur les conclusions indemnitaires :

2. En premier lieu, les mesures de résiliation d’un contrat administratif prises par l’administration en méconnaissance des règles de forme ou qui ne sont fondées, hors des hypothèses expressément prévues par le contrat, ni sur une faute du cocontractant ni sur un motif d’intérêt général, sont irrégulières et de nature à ouvrir droit à indemnité.

3. Aux termes de l’article 3 ” Interruption de la mission ” de l’avenant n° 2 conclu le 16 mars 2014 entre l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardins de Sérignan ” et la société Atelier d’architecture A… B… : ” Si les prescriptions ci-dessus ne sont pas respectées, l’une ou l’autre des parties pourra résilier ce contrat par lettre recommandée avec accusé de réception, moyennant préavis d’un mois “.

4. Il résulte de l’instruction que la délibération du 29 janvier 2015 du conseil des syndics de l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardins de Sérignan ” de rompre tous les contrats conclus avec la société Atelier d’architecture A… B…, ne comporte aucun motif et n’a pas été notifiée à cette société par lettre recommandée moyennant préavis d’un mois conformément aux stipulations contractuelles. Par suite, cette décision, qui doit être regardée comme une mesure de résiliation unilatérale du contrat liant l’intimée avec la société appelante, présente un caractère irrégulier de nature à ouvrir droit à une indemnité au profit de cette dernière.

5. En second lieu, aux termes de l’article 72 du code des marchés publics, alors applicable : ” Le pouvoir adjudicateur peut passer un marché sous la forme d’un marché à tranches conditionnelles. / Le marché à tranches conditionnelles comporte une tranche ferme et une ou plusieurs tranches conditionnelles. Le marché définit la consistance, le prix ou ses modalités de détermination et les modalités d’exécution des prestations de chaque tranche. Les prestations de la tranche ferme doivent constituer un ensemble cohérent ; il en est de même des prestations de chaque tranche conditionnelle, compte tenu des prestations de toutes les tranches antérieures. L’exécution de chaque tranche conditionnelle est subordonnée à une décision du pouvoir adjudicateur, notifiée au titulaire dans les conditions fixées au marché. Lorsqu’une tranche conditionnelle est affermie avec retard ou n’est pas affermie, le titulaire peut bénéficier, si le marché le prévoit et dans les conditions qu’il définit, d’une indemnité d’attente ou d’une indemnité de dédit “.

6. Il résulte de l’instruction que, d’une part, par un avenant n° 2 du 16 mars 2014, les termes initiaux de l’accord conclu en 2013 entre l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardins de Sérignan ” et la société Atelier d’architecture A… B… pour la mission d’architecte-urbaniste et de coordination des permis de construire, ont été modifiés dès lors que la mission intitulée ” tranche ferme ” du précédent contrat était achevée. Cet accord du 16 mars 2014 ayant été signé par la société appelante et ne contenant aucune stipulation relative aux missions de la tranche conditionnelle initialement prévues, cette dernière doit être regardée comme ayant accepté de renoncer à leur mise en œuvre. Du reste, il est constant que cet accord n’a fait l’objet d’aucune contestation de la part des appelants. D’autre part, l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardins de Sérignan ” était en droit de décider de ne pas affermir la tranche conditionnelle initialement prévue sans que la société Atelier d’architecture A… B… puisse prétendre à une indemnité de dédit en l’absence de clause le prévoyant expressément dans l’accord de 2013. Il en résulte que les appelants ne sont pas fondés à demander que la responsabilité pour faute de l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardins de Sérignan ” soit engagée en raison de l’attribution à d’autres architectes des missions de la tranche conditionnelle.

Sur les préjudices :

7. Si le titulaire d’un contrat résilié irrégulièrement peut prétendre à être indemnisé de la perte du bénéfice net dont il a été privé, il lui appartient d’établir la réalité ce préjudice.

8. En premier lieu, la société Atelier d’architecture A… B… demande à être indemnisée du préjudice financier subi du fait de son éviction des missions de la tranche conditionnelle dont elle était attributaire aux termes du contrat de 2013. Toutefois, pour les motifs exposés aux points 5 et 6, elle n’est pas fondée à demander à être indemnisée au titre de l’attribution à d’autres architectes des missions de la tranche conditionnelle prévue dans son contrat initial de 2013. De plus, le préjudice invoqué n’est pas en lien direct avec la résiliation irrégulière du contrat modifié par l’avenant n° 2 du 16 mars 2014, qui ne comporte aucune des missions de la tranche conditionnelle initialement prévue. Par suite, les appelants, qui n’établissent pas le lien de causalité entre l’irrégularité fautive de la délibération litigieuse de l’administration et le préjudice financier résultant de l’éviction de la société appelante des missions de la tranche conditionnelle initialement prévue, ne sont pas fondés à être indemnisés à ce titre.

9. En deuxième lieu, en ce qui concerne l’indemnisation du manque à gagner, les appelants se bornent à produire deux tableaux établis par eux-mêmes faisant état de 829 logements réalisés par les architectes missionnés à leur place. Toutefois, ces tableaux ne sont appuyés d’aucune pièce justificative de nature à établir la véracité de leurs données. De plus, M. B… ne conteste pas avoir continué, malgré la résiliation des relations contractuelles, de travailler sur le projet en ce qui concerne les permis de construire de la séquence n° 1 pour lesquels il a continué à percevoir les honoraires correspondants. Enfin, l’attestation comptable produite par les appelants concerne ” les travaux de coordination des permis pour les séquences 3 à 11 ” alors que l’article 2.2 de l’avenant n° 2 du 16 mars 2014 fixe une rémunération pour le suivi des permis de construire et d’aménager concernant exclusivement la séquence numérotée 1. Les appelants ne sont dès lors pas fondés à obtenir une indemnité au titre du manque à gagner.

10. En troisième lieu, si les appelants font état de préjudices résultant du sous-emploi du personnel de la société Atelier d’architecture A… B… et de l’atteinte portée à la réputation professionnelle de cette société, ils n’apportent toutefois aucun élément de nature à établir la réalité de ces préjudices et ne peuvent, dès lors, prétendre à une indemnité à leur titre.

11. En quatrième lieu, il résulte de l’article 1.1 de l’avenant n° 2 du 16 mars 2014 que les prestations relatives aux études préalables pour la séquence n° 1 confiées à la société Atelier d’architecture A… B… devaient être rémunérées forfaitairement à 10 000 euros hors taxes payables par tiers dans les huit jours de la remise des documents prévus pour chacune des trois phases. Si les appelants réclament le paiement de cette somme, ils ne justifient cependant pas, alors que l’association foncière urbaine autorisée fait état de l’absence de finalisation des missions confiées, avoir réalisé l’ensemble des prestations fixées à l’article 1.1. Par ailleurs et dans la mesure où l’association foncière urbaine autorisée ” Les Jardins de Sérignan ” ne conteste pas être redevable de la somme de 8 000 euros hors taxes, les appelants sont en droit de prétendre au paiement de la somme de 8 000 euros hors taxes au titre des études préalables pour la séquence n° 1. Toutefois, dès lors que le juge d’appel ne saurait aggraver le sort de l’appelant sur son unique appel, la condamnation de l’association foncière urbaine autorisée ” Les Jardins de Sérignan ” à verser à la société appelante la somme de 10 000 euros hors taxes ne peut être ramenée à la somme de 8 000 euros hors taxes.

12. Il résulte de ce qui précède que, sans qu’il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée à une partie des conclusions de la requête, la société Atelier d’architecture A… B… n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montpellier a condamné l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardin de Sérignan ” à lui verser la somme de 10000 euros hors taxes au lieu de la somme de 2 328 825,21 euros en réparation des préjudices subis.

Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

13. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardin de Sérignan “, qui n’est pas dans la présente instance la partie perdante, la somme réclamée par les appelants au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.

14. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge des appelants une somme globale de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :
Article 1er : La requête de la société Atelier d’architecture A… B… et de M. B… est rejetée.
Article 2 : La société Atelier d’architecture A… B… et M. B… verseront à l’association foncière urbaine autorisée ” Les Jardins de Sérignan ” une somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié la société à responsabilité limitée Atelier d’architecture A… B…, à M. A… B… et à l’association foncière urbaine autorisée ” les Jardins de Sérignan “.


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Avocat palmier marché public,
CAA Toulouse n°22TL00063,
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Marché à tranches,
R2113-6 du code de la commande publique,
Résiliation irrégulière,
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