Le Conseil d’État met en lumière le risque de requalification des baux en l’état futur d’achèvement en marché public de travaux et ses conséquences, incluant l’illégalité automatique des clauses prévoyant la rémunération des travaux par les loyers. Cette clause étant indivisible, le contrat dans son ensemble doit être annulé.
L’article L1111-1 du code de la commande publique définit le marché public à partir de deux critères : d’une part, la réponse à un besoin de l’acheteur ; d’autre part, le versement d’un « prix » (par opposition au risque, cf. notre analyse). C’est au regard de cette définition inclusive, mais aussi de la volonté d’éviter que les personnes publiques ne se dérobent à l’application de la loi M.O.P., que le Conseil d’État a très tôt posé les jalons de la frontière entre marché public et vente en l’état futur d’achèvement relevant du code civil (CE, 8 fév. 1991, Région Midi-Pyrénées c. Syndicat de l’architecture de la Haute-Garonne, n° 57679 ; CE 14 mai 2008, Cté de cnes Millau-Grands Causses, n° 280370).
Ces principes s’étendent également aux baux en l’état futur d’achèvement. L’article L.2512-5 du code de la commande publique exclut du champ des obligations de publicité et de mise en concurrence les contrats par lesquels l’acheteur acquiert ou loue un bien immobilier. Cependant l’esprit de ces dispositions implique que le bien immobilier est acquis ou loué « en l’état ». Le Conseil d’État a ainsi jugé dans son arrêt du 3 avril que le contrat par lequel un pouvoir adjudicateur prend à bail ou acquiert des biens immobiliers qui doivent faire l’objet de travaux à la charge de son cocontractant constitue un marché de travaux lorsqu’il exerce une influence déterminante sur la conception des ouvrages.
Tous les BEFA et VEFA ne seront pas nécessairement des marchés publics, mais le risque de requalification est omniprésent.
Ce sera le cas lorsque l’influence du preneur s’exerce : soit sur la structure architecturale du bâtiment ; soit sur l’aménagement intérieur pourvu que les demandes de l’acheteur se distinguent par leur spécificité ou leur ampleur. En l’espèce, le contrat litigieux portait sur la location après réaménagement de deux bâtiments ainsi que sur la réalisation d’un troisième. Le preneur, un centre hospitalier, avait contractualisé un certain nombre de contraintes relatives à l’organisation de son activité de service public et fixés des exigences spécifiques en termes d’aménagements intérieurs et d’implantation du troisième bâtiment à construire. De ces circonstances, le juge déduit sans peine la requalification du contrat en marché public de travaux.
De cette requalification découle l’application de règles de passation mais aussi d’exécution spécifiques. L’article L2191-5 du CCP interdit en particulier le paiement différé dans les marchés de l’État, des collectivités territoriales, de leurs établissements publics et de leurs groupements. En présence d’un contrat en l’état futur d’achèvement, se pose nécessairement le problème de la rémunération des travaux. Les loyers sont-ils étalés de façon homogène sur toute la durée du compris, y compris après l’achèvement prévisible des travaux, où sont-ils dégressifs de façon à correspondre à un système d’acomptes ?
En l’espèce, des « surloyers » qui constituaient la contrepartie de la réalisation des travaux s’étalaient de façon homogène sur une durée de 10 ans qui suivait la livraison de l’ouvrage à construire, de sorte qu’il n’était pas possible de conclure autrement qu’à l’existence d’un paiement différé.
Appliquant les principes issus de sa jurisprudence « Béziers » (CE, 28 déc. 2009, Cne de Béziers, n°304802), le Conseil d’État procède à une double vérification : à l’aune de l’exigence de loyauté des relations contractuelles, il vérifie que le moyen est bien invocable par la partie demanderesse ; le cas échéant, et si le moyen est fondé, à l’aune de l’exigence de stabilité des relations contractuelles, il juge des suites appropriées à donner à la demande. Les sanctions prononcées peuvent aller de l’obligation d’adopter des mesures de régularisation à l’annulation du contrat, celle-ci n’étant prononcé que dans les cas les plus graves : en présence d’un vice du consentement ou si l’objet du contrat est illicite. En l’espèce, l’illicéité de la clause d’interdiction du paiement différé contamine, par sa gravité, l’objet même du contrat. N’étant pas divisible du reste du contrat, la sanction du réputé non écrit ne peut suffire : le constat d’illicéité de la clause entraîne le prononcé de l’annulation de l’ensemble de la convention.
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le centre hospitalier Alpes-Isère a conclu le 31 août 2017 avec la société civile immobilière Victor Hugo 21 un ” bail en l’état futur d’achèvement “, qui prévoyait la location au centre hospitalier de deux bâtiments existants après l’aménagement de l’un d’eux ainsi que d’un nouveau bâtiment à construire, pour une durée de quinze ans, avec une option d’achat après la douzième année. Après l’achèvement des travaux, le centre hospitalier s’est toutefois abstenu de prendre possession des locaux, a suspendu le paiement des loyers, puis a saisi le tribunal administratif de Grenoble d’une action en contestation de la validité de ce contrat dont il a demandé l’annulation ou, à titre subsidiaire, la résiliation. Par un jugement du 31 mai 2021, ce tribunal a rejeté sa demande et, faisant droit aux demandes reconventionnelles présentées par la société Victor Hugo 21, l’a condamné à lui verser la somme de 553 499,78 euros, sous déduction d’une provision de 493 277 euros déjà versée en application d’une ordonnance du juge des référés de la cour administrative d’appel de Nancy. Sur appel du centre hospitalier, la cour administrative d’appel de Marseille a, par un arrêt du 27 février 2023 contre lequel la société Victor Hugo 21 se pourvoit en cassation, annulé ce jugement et, par la voie de l’évocation, annulé le contrat en litige et rejeté les demandes reconventionnelles présentées par cette société.
2. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le centre hospitalier avait soulevé, à l’appui de ses conclusions en contestation de la validité du contrat en litige dont il avait saisi le tribunal administratif de Grenoble, un moyen, qui n’était pas inopérant, tiré du caractère illicite de l’option d’achat prévue par ce contrat, que ce tribunal s’était abstenu de viser sans non plus y répondre dans les motifs de son jugement. Par suite, en jugeant que ce dernier était irrégulier pour ce motif, la cour administrative d’appel de Marseille n’a pas inexactement qualifié les faits de l’espèce.
3. En deuxième lieu, aux termes de l’article 4 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, applicable au contrat en litige et repris en substance à l’article L. 1111-1 du code de la commande publique : ” (…) Les marchés sont les contrats conclus à titre onéreux par un ou plusieurs acheteurs soumis à la présente ordonnance avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services. (…) “. Aux termes de l’article 5 de la même ordonnance, repris à l’article L. 1111-2 du code de la commande publique : ” I. – Les marchés publics de travaux ont pour objet (…) / 2° soit la réalisation, soit la conception et la réalisation, par quelque moyen que ce soit, d’un ouvrage répondant aux exigences fixées par l’acheteur qui exerce une influence déterminante sur sa nature ou sa conception (…) “. Aux termes de l’article 14 de la même ordonnance, repris à l’article L. 2512-5 du code de la commande publique : ” (…) la présente ordonnance n’est pas applicable aux marchés publics passés par les pouvoirs adjudicateurs et qui présentent les caractéristiques suivantes : / (…) 2° Les marchés publics de services qui ont pour objet l’acquisition ou la location, quelles qu’en soient les modalités financières, de terrains, de bâtiments existants ou d’autres biens immeubles, ou qui concernent d’autres droits sur ces biens ; (…) “. Le contrat par lequel un pouvoir adjudicateur prend à bail ou acquiert des biens immobiliers qui doivent faire l’objet de travaux à la charge de son cocontractant constitue un marché de travaux au sens des dispositions précitées des articles 4 et 5 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 lorsqu’il résulte des stipulations du contrat qu’il exerce une influence déterminante sur la conception des ouvrages. Tel est le cas lorsqu’il est établi que cette influence est exercée sur la structure architecturale de ce bâtiment, telle que sa dimension, ses murs extérieurs et ses murs porteurs. Les demandes de l’acheteur concernant les aménagements intérieurs ne peuvent être considérées comme démontrant une influence déterminante que si elles se distinguent du fait de leur spécificité ou de leur ampleur.
4. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond, en particulier du contrat en litige, de la notice descriptive sommaire et du cahier des prestations techniques d’aménagement et de livraison qui lui sont annexés, ainsi que de la lettre du 18 mai 2017 que le centre hospitalier a adressé à France domaine, que tant l’aménagement du bâtiment existant A que la construction et l’aménagement du nouveau bâtiment C répondent aux besoins exprimés par le centre hospitalier, visant à regrouper ses activités ambulatoires de psychiatrie infanto-juvénile ainsi que le centre d’accueil thérapeutique à temps partiel et les hôpitaux de jours consacrés à l’accueil d’enfants de moins de 12 ans, et aux exigences spécifiques qu’il a fixées relatives, d’une part, à l’implantation du nouveau bâtiment C dans la continuité du bâtiment A, d’autre part, aux nombreux aménagements intérieurs des bâtiments A et C nécessaires aux activités thérapeutiques spécifiques devant s’y dérouler. En jugeant qu’un tel contrat, dénommé par les parties ” bail en l’état futur d’achèvement “, constitue, en application des dispositions des articles 4 et 5 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 citées au point 3, un marché public de travaux dès lors que l’ouvrage répondait aux besoins exprimés par le centre hospitalier, estimant nécessairement qu’il avait exercé une influence déterminante sur la conception de cet ouvrage, la cour administrative d’appel de Marseille, qui n’a relevé qu’à titre surabondant l’existence d’une clause d’option d’achat, n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits de l’espèce.
5. En troisième lieu, aux termes du premier alinéa du I de l’article 60 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics alors en vigueur, désormais codifié à l’article L. 2191-5 du code de la commande publique : ” L’insertion de toute clause de paiement différé est interdite dans les marchés publics passés par l’Etat, ses établissements publics, les collectivités territoriales et leurs établissements publics “.
6. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la cour administrative d’appel de Marseille a, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, relevé qu’en vertu du contrat en litige, les travaux d’aménagement du bâtiment A et de construction du bâtiment C étaient rémunérés par le centre hospitalier, non par le versement immédiat d’un prix, mais par le versement de loyers ainsi que de ” surloyers ” d’un montant annuel de 31 852,80 euros pendant une durée de dix ans à compter de la livraison du bâtiment C. Par suite, après avoir requalifié le contrat en litige en marché public de travaux ainsi qu’il a été dit au point 4, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant qu’une telle clause prévoyant ces versements, qui constituaient des paiements différés, était prohibée dans les marchés publics passés par les établissements publics de santé, en application des dispositions de l’article 60 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 citées au point précédent.
7. En quatrième lieu, les parties à un contrat administratif peuvent saisir le juge d’un recours de plein contentieux contestant la validité du contrat qui les lie. Il appartient alors au juge, lorsqu’il constate l’existence d’irrégularités, d’en apprécier l’importance et les conséquences, après avoir vérifié que les irrégularités dont se prévalent les parties sont de celles qu’elles peuvent, eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, invoquer devant lui. Il lui revient, après avoir pris en considération la nature de l’illégalité commise et en tenant compte de l’objectif de stabilité des relations contractuelles, soit de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, la résiliation du contrat ou, en raison seulement d’une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, son annulation.
8. En jugeant, après avoir souverainement constaté que la clause de paiement différé mentionnée au point 6 était indivisible du reste du contrat, qu’eu égard à la nature de cette clause, le contenu du contrat présentait un caractère illicite et qu’un tel vice était de nature à justifier son annulation, la cour n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis. La requérante ne peut utilement critiquer les motifs surabondants par lesquels la cour a, d’une part, relevé que le montage contractuel retenu avait pour but d’échapper aux règles de publicité et de mise en concurrence et, d’autre part, rappelé l’interdiction pour les établissements publics de santé de recourir à la procédure du marché public de partenariat.
9. En dernier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis au juges du fond que la cour n’a pas méconnu la portée des écritures de la société Victor Hugo 21 en relevant qu’elle n’avait pas recherché la responsabilité du centre hospitalier sur un fondement quasi-délictuel. Elle n’a pas davantage commis d’erreur de droit en jugeant que dès lors que le contrat n’avait pas été résilié par le centre hospitalier mais annulé par le juge, cette société ne pouvait utilement se prévaloir des règles d’indemnisation du cocontractant en cas de résiliation d’un contrat pour motif d’intérêt général.
10. Il résulte de ce qui précède que le pourvoi de la société Victor Hugo 21 doit être rejeté.
11. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la société Victor Hugo 21 la somme de 3 000 euros à verser au centre hospitalier Alpes-Isère au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Les mêmes dispositions font obstacle à ce qu’il soit fait droit aux conclusions présentées par la société Victor Hugo 21 au même titre.
D EÉC I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la société Victor Hugo 21 est rejeté.
Article 2 : La société Victor Hugo 21 versera au centre hospitalier Alpes-Isère la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société civile immobilière Victor Hugo 21 et au centre hospitalier Alpes-Isère.