Après plus d’un siècle, il est tentant d’affirmer que la jurisprudence Martin (CE, 4 août 1905 : Rec., CE 1905, p. 749, concl. J. Romieu) est morte et bien enterrée. Dans la même logique, un regard un peu naïf sur l’état du contentieux des contrats administratifs conduirait nécessairement à se féliciter de l’ouverture massive des voies de droit pertinentes pour tous les tiers. Pourtant, cinq ans après que la plus haute juridiction administrative ait ouvert l’accès du prétoire du juge de la validité du contrat administratif « à tout tiers » (CE, Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, Rec., CE, p. 70, concl. B. Dacosta ; AJDA, 2014, p. 1035, chron. A. Bretonneau et J. Lessi ; BCJL 2014, p. 316, note C. Fardet ; CMP 2013, étude 5, Ph. Rees ; JCP G, 2014, doctr. 732, P. Bourdon ; RDP, 2014, p. 1175, note L. Janicot et J.-F. Lafaix ; RFDA, 2014, p. 425, concl. et note P. Delvolvé) il nous revient d’avoir un regard critique sur l’évolution du contentieux des tiers-requérant. Il est d’usage dire que « pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient », l’étude de l’accès des tiers au prétoire ne fait bien évidemment pas exception.
Ainsi, il est difficile d’aborder en quelques mots cette évolution séculaire. Nous pensons que pour en comprendre les enjeux, il est indispensable de commencer notre étude par un retour aux sources. Précisément, au cœur de la théorie générale des obligations, peu importe sa nature juridique, l’on trouve trace de l’influence du principe de l’effet relatif du contrat. Celle-ci conduit nécessairement à avoir un regard attentif sur la différence entre partie à un contrat et un tiers à ce même contrat. Ce qui s’énonce clairement doit être privilégié et donc le tiers, en toute logique, est celui qui n’est pas partie au contrat. Or, n’étant partie audit contrat, le tiers, réputé parfaitement extérieur, ne peut ni être intéressé, ni être lésé que ce soit par la signature ou par l’exécution de la relation contractuelle. Notre propos est logiquement centré sur l’évolution du contrat administratif et de ses voies de recours. Cependant, la nécessaire atténuation de l’effet relatif s’applique aussi aux relations contractuelles de droit privé.
Ainsi, l’expérience de la réalité des contrats administratifs démontre que l’effet relatif doit nécessairement être nuancé. En effet, le contrat administratif rime avec l’intérêt général et de facto avec le service public. Le tiers à un contrat portant délégation d’un service public peut être lésé par ledit contrat étant entendu que le tiers en l’occurrence, peut être un usager du service public. Dès lors, il nous faut relativiser l’effet relatif du contrat. Partant, si nous admettons comme probable qu’un tiers puisse être lésé par une relation contractuelle, l’État de droit se doit d’apporter à ses administrés – en l’occurrence ses justiciables dans ce cas de figure – des solutions contentieuses pour leur permettre de demander à un juge de se prononcer et, le cas échéant, à faire réparer le dommage. C’est précisément sur ce point de l’accès au(x) juge(s) que le contentieux des tiers a connu une profonde restructuration, passant d’un initial recours platonique à un cascade de recours (A), pour enfin ouvrir l’accès au prétoire du juge du contrat seulement pour certains tiers (B), pour finir par l’ouvrir à tous les tiers (C). Cette évolution doit nous conduire à la démonstration que le long cheminement de l’accès des tiers au prétoire du juge du contrat, seul compétent pour prononcer l’annulation, n’est, en réalité, qu’un véritable paradoxe (D) !
Cette formule n’est pas nôtre, elle est le fruit de l’esprit critique de ROMIEU, illustre commissaire du gouvernement qui a conclu sous cette célèbre affaire. Par cette formule badine, ROMIEU critiquait vigoureusement l’unique recours ouvert aux tiers au début du XXe siècle.
En effet, le Conseil d’État en 1905 a rendu un arrêt devenu célèbre, intitulé Martin. À cette occasion, la plus haute juridiction administrative autorise les tiers à saisir le juge de la légalité d’un recours en excès de pouvoir contestant la légalité des actes détachables du contrat. L’exemple parfait de l’acte détachable est la décision du conseil municipal autorisant le maire à signer le contrat. ROMIEU estimait que ce recours était platonique dans la mesure où si le juge de la légalité annulait l’acte détachable pour illégalité, cela n’emportait aucune conséquence sur l’avenir du contrat. Autrement dit, l’annulation de l’acte autorisant le maire de signer le contrat n’influe en rien la validité du contrat signé.
Il aura fallu pour les tiers patienter 89 ans pour que leur situation évolue… Notons immédiatement qu’un État de droit n’offrant pas de solution contentieuse efficace pour ses administrés pose de grandes questions…
89 ans, c’est le temps qu’il a fallu pour le Conseil d’État rende un arrêt Époux Lopez, en 1994 et Cayzeele, en 1996, relatif aux clauses réglementaires détachables. Nous parlons de cascade de recours, nous pourrions évoquer l’idée de l’enchevêtrement des recours. En effet, en 1994, si un tiers s’estimait lésé par un contrat administratif, voici le processus contentieux qu’il devait accomplir :
Bilan : recours complexes et particulièrement long de nature à décourager la plupart des requérants avec à la clé une décision platonique.
En 2007, la plus haute juridiction administrative à l’occasion de sa décision Sté Tropic travaux signalisations (CE, Ass., 16 juillet 2007, Rec., CE, 2007, p. 360, concl. D. Casas ; AJDA, 2007, p. 1577, chron. F. Lenica, J. Boucher ; D., 2007, p. 2500, note D. Capitant ; Dr. adm., 2007, comm. 142, note P. Cossalter ; JCP A, 2007, 2212, note F. Linditch ; RDP, 2007, p. 1383, concl., et note F. Melleray ; RFDA, 2007, p. 696, concl. et note F. Moderne, note D. Pouyaud) révolutionne le contentieux des tiers en ouvrant l’accès au juge du contrat pour une catégorie de tiers. En effet, seuls les candidats évincés peuvent, sous l’empire de cette jurisprudence, saisir le juge du contrat dans le cadre d’un recours en contestation de validité du contrat.
Notons immédiatement que nous nous situons dans le cadre des contrats dits de commande publique. Dans le cadre de tels contrats, les personnes publiques ont l’obligation de procéder à une mise en concurrence suite à des mesures de publicité : procédure de passation. Le candidat évincé est donc l’entreprise qui aurait candidaté à l’obtention d’un contrat de commande publique et qui a vu sa candidature rejetée au profit d’une autre.
Le considérant de principe de Tropic est d’une élégante pédagogie. En effet, il est un sorte de mode d’emploi, de vademecum de la pratique de ce nouveau recours.
En 2012, l’arrêt Sté Gouelle modifie ce que nous devions entendre et comprendre par candidat évincé en y intégrant l’entreprise qui aurait été intéressée par candidater mais qui n’a pas été en mesure de le faire en raison d’un manquement dans la procédure de publicité organisée par la personne publique.
Cette décision de 2014 marque un aboutissement dans la quête de restructuration du recours des tiers contre le contrat. Désormais, tous les tiers ont accès au juge du contrat. Cela signifie que les candidats évincés perdent ce privilège. Autre conséquence, il n’y a plus d’intérêt de former un recours pour excès de pouvoir contre l’acte détachable. Il demeure cependant quelques subtilités contentieuses.
Nous suivrons, pour comprendre la décision Département du Tarn-et-Garonne, la même démarche que pour Tropic.
Modulation dans le temps : la décision ne s’applique que pour les contrats signés après Département du Tarn-et-Garonne. Cela signifie que pour les contrats signés juste avant, seuls les candidats évincés ont accès au juge du contrat en vertu de Tropic. Les autres devront de nouveau se servir de l’articulation Martin – Lopez ou Martin – Cayzeele.
Modulation du recours : le recours pour excès de pouvoir contre l’acte détachable n’est pas « mort » car il demeure comme nous venons de le voir pour les contrats antérieurs à la décision, mais aussi pour les clauses réglementaires et les contrats privés de l’administration.
À première vue, l’on ne peut que se féliciter d’une pareille évolution, de la fermeture hermétique à l’ouverture totale du prétoire du juge du contrat à tout tiers. Cependant, un regard plus attentif au dispositif de la décision Département du Tarn-et-Garonne conduit nécessairement à l’expression d’une forme de cynisme.
En effet, résumer notre sentiment reviendrait à dire que si l’on ouvre les portes du prétoires, le Conseil d’État a fait le choix d’empêcher l’essentiel des requérants d’exercer utilement leur droit de critique. Précisément, le resserrement des voies de droit autour de l’unique juge de la validité du contrat s’est accompagnée de la confusion entre l’intérêt à agir et la lésion du requérant. En d’autres termes, le moyen d’irrégularité que peut invoquer le tiers-requérant ordinaire doit l’avoir nécessairement lésé. Pareille restriction des moyens opérants est en harmonie avec la restructuration du référé précontractuel depuis 2008 et la jurisprudence SMIRGEOMES. Pour s’en convaincre, relisons-la décision de 2014 : « tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles ». Cet extrait est riche d’enseignements.
D’une part il contribue à démontrer l’extrême rigueur avec laquelle le juge du contrat accueillera l’intérêt à agir des tiers ordinaires. Contrairement à la pratique classique en plein contentieux, il n’est pas exigé au requérant de faire la démonstration d’un droit lésé, mais bien d’un intérêt lésé, certainement pour ne pas fermer la porte à tous les requérants recevables à former un recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables du contrat.
D’autre part, la lésion doit être suffisamment directe et certaine, ce qui entraînera des conséquences significatives relativement au filtrage des moyens, mais dès à présent sur le premier filtre qu’est l’intérêt à agir. C’est la raison pour laquelle plusieurs auteurs, sous la plume notamment du professeur Franck LAFFAILLE ont fait état de toutes leurs réserves vis-à-vis de l’évolution jurisprudentielle récente : « L’unification – ou plutôt la rationalisation – du contentieux contractuel emporte méconnaissance des droits des tiers. Nonobstant les assertions laudatives visant l’avancée du 4 avril 2014, il appert qu’une telle politique jurisprudentielle est dangereuse au regard des droits des tiers ». Les termes sont lourds de signification……
Pour conclure, le mouvement sans précédent d’harmonisation de l’ensemble des voies de droit pertinentes pour contester soit la procédure de passation d’un contrat, soit sa validité, s’est construite manifestement « comme un jardin à la française » pour reprendre la formule de Conseiller d’État Gilles PELLISSIER. En effet, 2008 marque la rationalisation du référé précontractuel, 2009 celle du contentieux des parties et 2014 celle de l’accès des tiers. La seule victime, en l’état, d’un tel mouvement, se trouve une fois encore être, en plus des requérants, le principe de légalité dont on se demande si il a encore une quelconque signification pour le juge administratif. Il ne faudrait pas confondre principe de légalité et légalité administrative !
Si l’avenir jurisprudentiel consiste à faire du principe de légalité une coquille vide, il pourrait vite faire perdre toute crédibilité à la juridiction administrative.
Car finalement à quoi bon aller devant le juge si les chances de succès sont réduites à néant ou purement symboliques?