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Publié le 19 Mar 2024

Quand la méconnaissance du règlement de la consultation est admise pour assurer l’égalité de traitement

CE 2 février 2024, Sté Suez Eau France, n°489820

 

Ce qu’il faut retenir :

Le pouvoir adjudicateur peut modifier le déroulement de la procédure et renoncer à mener une phase de négociation à son terme, si l’attribution sur la base des offres initiales vise constitue le seul moyen d’éviter un risque de rupture d’égalité entre les candidats.

Enseignement n°1 : en principe, si l’autorité concédante choisit d’encadrer ses négociations, elle ne peut plus s’affranchir de son cadre

Depuis la transposition de la directive 2014/23/UE du 26 février 2014 dite « directive concession », l’attribution des contrats de délégation de service public (DSP) obéit en droit français à deux séries de dispositions : le corpus général issu du code de la commande publique, et le corpus plus spécifique du code général des collectivités territoriales.

La procédure d’attribution de ces contrats est plus souple que celle des marchés, et le Conseil d’État rappelle qu’en particulier aucun de ces deux textes n’impose à l’autorité délégante de définir les modalités ou le calendrier d’une négociation. Mais, dès lors que l’autorité délégante prend l’initiative de définir ces modalités dans son règlement de la consultation, le principe fondamental de transparence lui imposera d’en respecter scrupuleusement toutes les étapes. Ainsi, « lorsqu’un règlement de consultation prévoit que les candidats doivent, après une phase de négociation, remettre leur offre finale à une date déterminée, cette phase finale constitue une étape essentielle de la procédure de négociation qui ne peut normalement pas être remise en cause au cours de la procédure » (CE, 8 novembre 2017, Transdev, n° 412859).

Enseignement n°2 : par exception, une modification du cadre des négociations est admise s’il s’agit du seul moyen pour assurer l’égalité de traitement

Le principe fondamental de transparence doit toutefois se concilier avec les autres principes fondamentaux de la commande publique, ici l’égalité de traitement entre les candidats. En effet dans les circonstances toutes particulières de l’affaire jugée, l’autorité concédante avait ici transmis par erreur à une société A des documents relatifs à la négociation menée avec une société B. Ayant réalisé son erreur, l’autorité concédante avait décidé d’attribuer la concession sur la base des offres intermédiaires en renonçant à mener la phase de négociation jusqu’à son terme.

Le Conseil d’État réaffirme là encore sa jurisprudence Transdev en jugeant que « dans les circonstances très particulières de l’espèce et en l’absence de manœuvre, (l’autorité concédante) avait pu légalement décider de procéder ainsi au choix du délégataire ».

L’apport essentiel du présent arrêt repose dans le traitement d’un argument nouveau, tiré de la mobilisation en l’espèce d’une cause d’exclusion facultative. L’article L. 3123-8 du code de la commande publique – et son équivalent en matière de marchés, d’ailleurs – prévoit que l’autorité concédante peut exclure de la procédure « les personnes qui ont entrepris (…) d’obtenir des informations confidentielles susceptibles de leur donner un avantage indu lors de la procédure de passation du contrat de concession (…) ». Or, l’autorité concédante avait choisi d’inscrire cette cause d’exclusion dans son règlement de consultation.

Le Conseil d’État rejette cet argument dans le cas où l’opérateur n’a eu accès à des informations confidentielles que par la suite d’un dysfonctionnement informatique. Il n’est plus alors à l’origine de démarche actives dont il connaitrait le caractère déloyal.

De plus, après avoir pris connaissance de ces éléments, la société en cause avait néanmoins averti l’autorité concédante préalablement à la poursuite de la procédure et au dépôt de son offre, de sorte qu’il faut la regarder selon le juge comme ayant renoncé à en tirer parti.

Enseignement n°3 : l’opérateur de réseau qui en confie l’exploitation par contrat perd sa qualité d’entité adjudicatrice

Notons enfin et au passage que la qualification d’entité adjudicatrice est discutée, puisque l’autorité concédante est un groupement de collectivités en charge de l’exploitation du réseau d’eau potable. Cependant et comme cela a pu être jugé en matière de transports, le fait pour l’autorité gestionnaire de confier par le contrat la charge d’exploitation du réseau entraîne par là-même son dessaisissement et donc la perte de sa qualité d’entité adjudicatrice (CE, 9 juillet 2007, Syndicat EGF-BTP, n° 297711). La qualité de pouvoir adjudicateur est donc retenue en l’espèce.

 


CE 2 février 2024, Sté Suez Eau France, n°489820

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés du tribunal administratif de Paris que, par un avis publié le 2 juin 2021 au Journal officiel de l’Union européenne, le Syndicat des Eaux d’Ile-de-France (SEDIF) a engagé une procédure de mise en concurrence en vue de l’attribution d’un contrat de concession portant sur le renouvellement de la délégation du service public de l’eau potable dont il a la charge pour une durée de 12 ans à compter du 1er janvier 2024 reportée, en cours de procédure, au 1er janvier 2025, selon une procédure restreinte se déroulant en deux phases successives, la première portant sur la sélection des candidats admis à présenter une offre et la seconde sur le choix de l’offre finale d’un soumissionnaire à l’issue de négociations. En juillet 2021, les sociétés Suez Eau France et Veolia ont été admises à participer à la phase de négociations. Elles ont chacune présenté une offre initiale puis, le 17 novembre 2022, une offre ” intermédiaire “. Par un courrier du 17 avril 2023, le SEDIF a informé la société Suez Eau France qu’à la suite d’un dysfonctionnement informatique, la société Veolia avait eu accès à des données confidentielles concernant son offre et que les négociations en vue de l’attribution de la concession étaient suspendues. Par une décision du 17 octobre 2023, le SEDIF, estimant que les conditions d’une reprise des négociations n’étaient pas remplies, a mis un terme à celles-ci, indiqué aux soumissionnaires qu’ils ne seraient pas invités à soumettre une offre finale et décidé que le contrat de concession serait attribué au regard des offres intermédiaires remises par les soumissionnaires en novembre 2022 après qu’il aurait été procédé à une mise au point avec chacun d’eux. La société Suez Eau France a demandé au juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Paris d’annuler cette procédure au stade de la décision du 17 octobre 2023 et d’enjoindre au SEDIF de reprendre la procédure de passation en se conformant à ses obligations. Par une ordonnance du 29 novembre 2023 contre laquelle la société Suez Eau France se pourvoit en cassation, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

2. En premier lieu, d’une part, aux termes de l’article L. 551-1 du code de justice administrative : ” Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu’il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet (…) la délégation d’un service public (…) “. Aux termes du I de l’article L. 551-2 du même code : ” Le juge peut ordonner à l’auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l’exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s’il estime, en considération de l’ensemble des intérêts susceptibles d’être lésés et notamment de l’intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l’emporter sur leurs avantages. / Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations. (…) “. Aux termes de l’article L. 551-5 de ce code : ” Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu’il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les entités adjudicatrices de contrats administratifs ayant pour objet (…) la délégation d’un service public (…) “. Aux termes de l’article L. 551-6 du même code : ” Le juge peut ordonner à l’auteur du manquement de se conformer à ses obligations en lui fixant un délai à cette fin. Il peut lui enjoindre de suspendre l’exécution de toute décision se rapportant à la passation du contrat (…). Il peut, en outre, prononcer une astreinte (…) “.

3. D’autre part, aux termes de l’article L. 1211-1 du code de la commande publique : ” Les pouvoirs adjudicateurs sont : / 1° Les personnes morales de droit public ; (…) “. Aux termes de l’article L. 1212-1 du même code : ” Les entités adjudicatrices sont : / 1° Les pouvoirs adjudicateurs qui exercent une des activités d’opérateur de réseaux définies aux articles L. 1212-3 et L. 1212-4 ; (…) “. Aux termes de l’article L. 1212-3 de ce code : ” Sont des activités d’opérateur de réseaux : / 1° La mise à disposition, l’exploitation ou l’alimentation de réseaux fixes destinés à fournir un service au public dans le domaine de la production, du transport ou de la distribution : / (…) c) d’eau potable “.

4. Le Syndicat des Eaux d’Ile-de-France, établissement public de coopération intercommunale, a, en vertu des dispositions précitées du code de la commande publique, la qualité de pouvoir adjudicateur lorsqu’il confie à un tiers l’exploitation du réseau d’eau dont il a la charge. Les dispositions des articles L. 551-1 à L. 551-4 du code de justice administrative sont donc dans cette hypothèse applicables. Dès lors, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a inexactement qualifié les faits et commis une erreur de droit en estimant que, dans le cadre de la procédure en litige, visant au renouvellement de la délégation du service public de l’eau potable, le SEDIF agissait en qualité d’entité adjudicatrice et en fondant par conséquent son ordonnance, sur les dispositions des articles L. 551-5 à L. 551-9 du code de justice administrative. Toutefois, d’une part, n’étaient invoqués devant le juge des référés, par la société Suez Eau France, que des moyens tirés de la méconnaissance par le SEDIF des dispositions de l’article L. 3123-8 du code de la commande publique relatives à la possibilité offerte à l’autorité concédante d’exclure un candidat ayant entrepris d’obtenir des informations confidentielles susceptibles de lui conférer un avantage indu, ainsi que les principes de transparence et d’égalité de traitement entre les candidats, pour lesquels les règles applicables aux entités adjudicatrices et aux pouvoirs adjudicateurs sont identiques. D’autre part, si le juge, lorsqu’il est saisi sur le fondement des articles L. 551-5 à L. 551-9 du code de justice administrative, dispose de pouvoirs moins étendus que lorsqu’il est saisi sur le fondement des articles L. 551-1 à L. 551-4 du même code, le juge des référés a, en l’espèce, rejeté les conclusions dont il était saisi. Ainsi, l’erreur commise par le juge des référés du tribunal administratif de Paris en se fondant sur les dispositions des articles L. 551-5 à L. 551-9 du code de justice administrative, applicables aux entités adjudicatrices, pour écarter les moyens soulevés devant lui et rejeter la demande de la société Suez Eau France, est demeurée sans incidence sur le dispositif de son ordonnance comme sur les motifs qui en constituent le soutien nécessaire. Le moyen tiré de ce qu’il aurait méconnu son office doit donc être écarté.

5. En deuxième lieu, aux termes de l’article L. 3123-8 du code de la commande publique : ” L’autorité concédante peut exclure de la procédure de passation d’un contrat de concession les personnes qui ont entrepris (…) d’obtenir des informations confidentielles susceptibles de leur donner un avantage indu lors de la procédure de passation du contrat de concession (…) “. Cette cause d’exclusion facultative est constituée lorsque l’autorité concédante identifie des éléments précis et circonstanciés indiquant que l’opérateur a effectué des démarches qu’il savait déloyales en vue d’obtenir des informations dont il connaissait le caractère confidentiel et qui étaient susceptibles de lui procurer un avantage indu dans le cadre de la procédure de passation. Aux termes de l’article 10 du règlement de consultation ” phase offres ” : ” En application de l’article L. 3123-15 du code de la commande publique, lorsqu’un opérateur économique est au cours de la procédure de consultation, placé dans l’une des situations prévues aux articles L. 3123-1 à L. 3123-13 du code de la commande publique, il informe sans délai le SEDIF / Le SEDIF prend alors la décision d’exclusion de la procédure. (…) “.

6. Pour juger que la société Veolia ne pouvait être regardée comme ayant entrepris d’obtenir des informations confidentielles susceptibles de lui donner un avantage indu dans le cadre de la procédure de passation en litige, le juge des référés a relevé que des fichiers concernant l’offre de la société Suez Eau France et identifiables comme tels avaient été mis à la disposition de la société Veolia en raison d’un dysfonctionnement informatique majeur dû à une erreur de programmation de la plateforme utilisée par le pouvoir adjudicateur et que, si cette dernière société les avait téléchargés, en avait pris connaissance et les avait dupliqués et avait tardé plusieurs jours avant d’informer le pouvoir adjudicateur de cet incident, elle l’en avait averti avant la poursuite de la procédure de négociation et le dépôt de son offre finale, de sorte qu’elle devait être regardée comme ayant nécessairement renoncé à tirer parti de ces éléments dans le cadre de la procédure. En déduisant de ces faits, sur lesquels il a porté une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que le SEDIF n’était pas tenu d’exclure la société Veolia de la procédure de passation en litige sur le fondement de l’article L. 3123-8 du code de la commande publique, le juge des référés n’a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis ni commis d’erreur de droit.

7. En troisième lieu, aux termes de l’article L. 1411-1 du code général des collectivités territoriales : ” Les collectivités territoriales, leurs groupements ou leurs établissements publics peuvent confier la gestion d’un service public dont elles ont la responsabilité à un ou plusieurs opérateurs économiques par une convention de délégation de service public définie à l’article L. 1121-3 du code de la commande publique préparée, passée et exécutée conformément à la troisième partie de ce code “. Aux termes de l’article L. 1411-5 du même code : ” I.- Une commission analyse les dossiers de candidature et dresse la liste des candidats admis à présenter une offre (…). / Au vu de l’avis de la commission, l’autorité habilitée à signer la convention de délégation de service public peut organiser librement une négociation avec un ou plusieurs soumissionnaires dans les conditions prévues par l’article L. 3124-1 du code de la commande publique (…) “. Aux termes de l’article L. 3124-1 du code de la commande publique : ” Lorsque l’autorité concédante recourt à la négociation pour attribuer le contrat de concession, elle organise librement la négociation avec un ou plusieurs soumissionnaires dans des conditions prévues par décret en Conseil d’Etat. / La négociation ne peut porter sur l’objet de la concession, les critères d’attribution ou les conditions et caractéristiques minimales indiquées dans les documents de la consultation “.

8. Ni les dispositions des articles L. 1411-1 et suivants du code général des collectivités territoriales ni celles, législatives ou réglementaires, du code de la commande publique, ne font obligation à l’autorité délégante de définir, préalablement à l’engagement de la négociation, les modalités de celle-ci ni de prévoir le calendrier de ses différentes phases. Toutefois, dans le cas où l’autorité délégante prévoit que les offres seront remises selon des modalités et un calendrier fixé par le règlement de consultation qu’elle arrête, le respect du principe de transparence de la procédure exige en principe qu’elle ne puisse remettre en cause les étapes essentielles de la procédure et les conditions de la mise en concurrence. A cet égard, lorsqu’un règlement de consultation prévoit que les candidats doivent, après une phase de négociation, remettre leur offre finale à une date déterminée, cette phase finale constitue une étape essentielle de la procédure de négociation qui ne peut normalement pas être remise en cause au cours de la procédure.

9. Il appartient cependant à l’autorité délégante de veiller en toute hypothèse au respect des principes de la commande publique, en particulier à l’égalité entre les candidats. Après avoir relevé que la décision par laquelle le SEDIF a modifié le déroulement de la procédure en renonçant à recueillir les offres finales des soumissionnaires et en décidant de procéder au choix du délégataire non sur la base de celles-ci mais sur celle des offres intermédiaires déposées en novembre 2022 après une mise au point avec chacun des candidats, avait été prise pour remédier à la transmission par erreur à la société Veolia, de documents relatifs à la négociation menée entre le SEDIF et la société Suez Eau France et aux éléments de l’offre intermédiaire de celle-ci, c’est sans dénaturer les faits de l’espèce et sans commettre d’erreur de droit que le juge des référés a pu en déduire que, dans les circonstances très particulières de l’espèce et en l’absence de manœuvre, le SEDIF avait pu légalement décider de procéder ainsi au choix du délégataire.

10. En quatrième et dernier lieu, le moyen du pourvoi dirigé contre le point 9 de l’ordonnance attaquée, qui est un motif surabondant, ne peut qu’être écarté comme inopérant.

11. Il résulte de tout ce qui précède que la société Suez Eau France n’est pas fondée à demander l’annulation de l’ordonnance qu’elle attaque.

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la société Suez Eau France une somme de 3 000 euros à verser, d’une part, au SEDIF et, d’autre part, à la société Veolia au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Les mêmes dispositions font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge du SEDIF et de la société Veolia qui ne sont pas, dans la présente instance, les parties perdantes.

 


D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la société Suez Eau France est rejeté.
Article 2 : La société Suez Eau France versera une somme de 3 000 euros, d’une part, au Syndicat des Eaux d’Ile de France et, d’autre part, à la société Veolia – Compagnie générale des eaux au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Suez Eau France, au Syndicat des Eaux d’Ile-de-France et à la société Veolia – Compagnie générale des eaux.


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