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Publié le 21 Juin 2024

Quelle indemnisation pour le candidat évincé en présence d’un aléa ?

CE 24 avril 2024, Commune de la Chapelle d’Abondance, n° 472038

Ce qu’il faut retenir :

S’il avait une chance sérieuse d’emporter le contrat, le candidat irrégulièrement évincé a, en principe, droit à l’indemnisation de la totalité de son manque à gagner. En présence d’un aléa (contrat de type concessif ou résiliation), cette règle est infléchie.

Enseignement n°1 : Le juge doit prendre en compte le caractère aléatoire du bénéfice dans un contrat de type concessif

Par son arrêt de principe ETPO Guadeloupe, le Conseil d’État a posé la grille d’analyse concernant les modalités d’indemnisation du candidat irrégulièrement évincé de l’attribution d’un contrat de la commande publique (CE, 18 juin 2003, Groupement d’entreprises solidaire ETPO Guadeloupe, Société Biwater et Société Aqua TP, n°249630). Systématiquement réaffirmée depuis, la règle veut que le juge apprécie la nature de la chance perdue – et non pas son étendue – pour refuser ou accorder une indemnité : le candidat n’ayant eu aucune chance d’obtenir le contrat n’a droit à aucune indemnité ; le candidat qui n’était pas dépourvue de toute chance a droit au remboursement des seuls frais de présentation de son offre, à justifier ; le candidat qui avait une chance sérieuse d’obtenir le marché a droit à l’indemnisation de son manque à gagner.

Il incombe cependant au juge d’apprécier dans quelle mesure ce préjudice présente un caractère certain. Dans cet esprit, le Conseil d’État avait déjà pu juger que si la personne publique renonce à conclure le contrat par un abandon de procédure, le candidat est nécessairement dépourvu d’une chance sérieuse d’obtenir le contrat et ne peut plus prétendre à l’indemnisation de son manque à gagner (CE, 19 décembre 2012, Simon, n°355139).

Il poursuit dans ce même esprit en 2024, en posant la règle suivante : s’agissant des contrats dans lesquels le titulaire supporte les risques de l’exploitation (i.e., les concessions), le juge administratif doit tenir compte de l’aléa qui affecte les résultats de cette exploitation et de la durée de celle-ci pour apprécier le manque à gagner du candidat évincé.

Enseignement n°2 : Le juge doit prendre en compte le motif et les effets d’une éventuelle résiliation pour apprécier l’étendue du préjudice du candidat évincé

Au cas d’espèce, le contrat ne revêtait pas seulement les caractères d’une concession, il avait de plus été résilié par l’administration. Le Conseil d’État saisit ainsi l’occasion de poser une autre règle d’indemnisation du candidat évincé en présence d’un aléa sur la durée d’exécution du contrat.

Lorsque le marché ou le contrat de concession conclu a été résilié, le juge doit se livrer à un exercice de projection, et replacer le candidat évincé dans la situation du titulaire déchu, pour apprécier l’étendue du droit à indemnisation du premier. Il doit en effet « tenir compte des motifs et des effets de cette résiliation, afin de déterminer quels auraient été les droits à indemnisation du concurrent évincé si le contrat avait été conclu avec lui et si sa résiliation avait été prononcée pour les mêmes motifs que celle du contrat irrégulièrement conclu ».

Dans ces conditions, une résiliation pour faute n’impliquerait donc pas a priori une réduction du droit à indemnité du candidat évincé, tandis qu’une résiliation prononcée dans l’intérêt général laisserait la place au doute : le motif est-il extérieur en tout ou partie à la gestion du titulaire déchu ? Le motif d’intérêt général est-il en rapport avec la protection des deniers publics et le prix du contrat conclu, et où situer l’offre du candidat évincé par rapport à ce prix ?

L’exercice de projection devient nuancé et même périlleux, dès lors que les effets de la résiliation doivent aussi être pris en compte. Ce qui fait notamment songer aux règles d’indemnisation des accords-cadres à minimum (CE, 18 janvier 1991, Ville d’Antibes c. SARL Dani, n° 91344), des concessions de service public (CE, sect., 29 juin 2018, Cté de cnes de la Vallée de l’Ubaye, n°402251), ou encore de la possibilité d’écarter par une stipulation du marché tout droit à indemnité du titulaire (CE, 19 décembre 2012, Sté AB Trans, n°350341).

 


CE 24 avril 2024, Commune de la Chapelle d’Abondance, n° 472038

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que la commune de la Chapelle d’Abondance a lancé une procédure d’attribution d’une délégation de service public pour l’exploitation des remontées mécaniques et des pistes de ski alpin situées sur son territoire. L’offre de la société d’exploitation de la Chapelle d’Abondance (SELCA) a été retenue. Le contrat a été signé le 10 novembre 2016. La société Chapelle d’Abondance Loisirs Développement (CALD), candidate évincée, a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner la commune à l’indemniser de son manque à gagner ou, à titre subsidiaire, des frais de présentation de son offre. Par un jugement du 19 novembre 2020, le tribunal administratif a partiellement fait droit à sa demande en condamnant la commune de la Chapelle d’Abondance à lui verser 22 558 euros, correspondant aux frais de présentation de son offre. La commune de la Chapelle d’Abondance se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 10 janvier 2023 par lequel la cour administrative d’appel de Lyon, sur appel de la société CALD, a réformé ce jugement et porté le montant de sa condamnation à la somme de 450 000 euros correspondant au manque à gagner de cette société.

2. D’une part, lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de la procédure d’attribution, il appartient au juge de vérifier d’abord si l’entreprise était ou non dépourvue de toute chance de remporter le contrat. Dans l’affirmative, l’entreprise n’a droit à aucune indemnité. Dans la négative, elle a droit en principe au remboursement des frais qu’elle a engagés pour présenter son offre. Il convient ensuite de rechercher si l’entreprise avait des chances sérieuses d’emporter le contrat. Dans un tel cas, l’entreprise a droit à être indemnisée de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu’ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l’offre qui n’ont donc pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique.

3. D’autre part, lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat public demande la réparation du préjudice qu’il estime avoir subi du fait de l’irrégularité ayant, selon lui, affecté la procédure ayant conduit à son éviction, il appartient au juge, si cette irrégularité et si les chances sérieuses de l’entreprise d’emporter le contrat sont établies, de vérifier qu’il existe un lien direct de causalité entre la faute en résultant et le préjudice dont le candidat demande l’indemnisation. Il lui incombe aussi d’apprécier dans quelle mesure ce préjudice présente un caractère certain, en tenant compte notamment, s’agissant des contrats dans lesquels le titulaire supporte les risques de l’exploitation, de l’aléa qui affecte les résultats de cette exploitation et de la durée de celle-ci.

4. Enfin, dans le cas où le contrat a été résilié par la personne publique, il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un préjudice directement causé par l’irrégularité et en évaluer le montant, de tenir compte des motifs et des effets de cette résiliation, afin de déterminer quels auraient été les droits à indemnisation du concurrent évincé si le contrat avait été conclu avec lui et si sa résiliation avait été prononcée pour les mêmes motifs que celle du contrat irrégulièrement conclu.

5. Il suit de là qu’en jugeant que, par principe, la circonstance que le contrat en litige initialement signé a été résilié par la suite était sans incidence sur le droit à l’indemnisation du manque à gagner du concurrent évincé, sans tenir compte des motifs et des effets de cette résiliation, la cour administrative d’appel de Lyon a commis une erreur de droit. Ce moyen, qui est né de l’arrêt attaqué, peut, contrairement à ce que soutient la société CALD en défense, être soulevé pour la première fois devant le juge de cassation.

6. Il résulte de ce qui précède que la commune de la Chapelle d’Abondance est fondée, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de son pourvoi, à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque.

7. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge de la commune de la Chapelle d’Abondance qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante. En revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la société CALD la somme de 3 000 euros à verser au titre de ces mêmes dispositions.

D E C I D E :
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Article 1er : L’arrêt du 10 janvier 2023 de la cour administrative d’appel de Lyon est annulé.
Article 2 : L’affaire est renvoyée devant la cour administrative d’appel de Lyon.
Article 3 : La société CALD versera à la commune de la Chapelle d’Abondance la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Les conclusions présentées au même titre par la société CALD sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la commune de la Chapelle d’Abondance et à la société Chapelle d’Abondance Loisir Développement.


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Table des matières
CE 24 avril 2024,
Commune de la Chapelle d’Abondance,
contrat de type concessif,
Indemnisation candidat évincé,
indemnisation pour le candidat évincé,
résiliation de contrat,
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