CE 10 octobre 2018, CIREST, req.n°419406
Le Conseil d’Etat donne des indications intéressantes sur trois points : (I) sur les modalités d’appréciation de la condition d’urgence à suspendre l’exécution d’un marché public, (II) sur les motifs techniques qui autorisent la passation d’un marché public sans publicité ni mise en concurrence et enfin (III) sur les risques d’opter pour une durée excessive du marché.
Pour rappel, dans son arrêt du 18 septembre 2017, M.H et autres, le Conseil d’Etat a déjà eu l’occasion de rappeler que la condition d’urgence doit être appréciée uniquement au regard des conséquences de l’exécution du contrat dont la suspension est demandée et non au regard des éventuelles irrégularités qui peuvent entacher sa procédure de passation (CE 18 septembre 2017, M.H et autres, req.n°408894).
Comme le souligne le Rapporteur public Gilles Pellissier dans ses conclusions sur cet arrêt du Conseil d’Etat « Le coût du marché pour la collectivité n’est pas étranger à l’urgence à condition qu’il soit appréhendé non pas en lui-même mais au regard des conséquences de l’exécution immédiate dont la suspension est demandée ». Dans cette affaire, les membres de l’assemblée délibérantes contestaient le montant de l’opération de travaux qui selon eux, dépassait « les prévisions initiales » du projet. Les requérants considéraient qu’il y avait, de ce fait, urgence à suspendre l’exécution du contrat au regard des impacts sur les finances locales. Sur la base de cet argumentaire, le Conseil d’Etat a pu considérer que le dépassement d’environ 17% par l’opération de l’estimation initiale n’impactait pas de manière suffisamment grave les finances locales et qu’il n’y avait donc pas urgence à suspendre le contrat.
Dans son arrêt du 10 octobre 2018, le Conseil d’Etat donne de nouvelles précisions sur les éléments qui peuvent être pris en considération par le juge du référé suspension pour apprécier la condition d’urgence à suspendre l’exécution d’un marché public. Dans cette nouvelle affaire, le Conseil d’Etat juge au contraire que la suspension du marché est fondée dès lors qu’il a été conclu pour un montant de 243 millions d’euros en constatant qu’un tel montant affecte de façon substantielle les finances du syndicat en créant, à brève échéance, une situation difficilement réversible si les investissements liés à l’exécution du marché sont réalisés.
On remarquera que contrairement à l’arrêt du 18 septembre 2017, la Haute juridiction ne compare plus le pourcentage du montant des prestations par rapport aux finances locales mais se garde une marge d’appréciation sous le vocable « substantiel ». En outre, le Conseil d’Etat tient également compte des conséquences indemnitaires d’une éventuelle annulation ou résiliation du contrat par le juge du fond sur les finances du syndicat dès lors que les investissements liés à l’exécution du marché seraient certainement déjà réalisés le jour où le juge du fond serait amené à statuer. Pour toutes ces raisons, le Conseil d’Etat considère que ces circonstances caractérisent une atteinte grave et immédiate aux intérêts du syndicat et caractérise une situation d’urgence.
Aux termes de l’article 30-I du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics, les acheteurs publics peuvent passer un marché public négocié sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsque par exemple les travaux, fournitures ou services ne peuvent être fournis que par un opérateur économique déterminé notamment pour des raisons techniques. Toutefois, il est précisé que ces raisons ne peuvent trouver à s’appliquer que lorsqu’il n’existe aucune solution alternative ou de remplacement raisonnable et que l’absence de concurrence ne résulte pas d’une restriction artificielle des caractéristiques du marché public.
La possibilité de recourir à la procédure de passation d’un marché négocié sans publicité ni mise en concurrence préalables a toujours été très limitée. Cette procédure ne s’applique qu’à des cas dans lesquels on peut considérer qu’il serait inutile d’inviter des opérateurs économiques à soumissionner en raison du fait qu’il n’existe qu’un seul opérateur en mesure de fournir la prestation particulière demandée pour des raisons techniques. En conséquence, en cas de contentieux, l’acheteur qui décide malgré tout de recourir à cette procédure dérogatoire doit être en mesure d’apporter au juge la preuve que l’entreprise qui a été retenue est la seule capable de réaliser les prestations du marché de sorte que la mise en concurrence ne servait à rien.
En revanche, dès lors que plusieurs opérateurs économiques sont susceptibles de fournir les prestations requises, qu’il ne peut pas être démontré que ces prestations ne peuvent être assurées que par le titulaire du marché en cours ou qu’il n’est pas établi qu’elles n’auraient pas pu être exécutées par d’autres opérateurs avec des compétences et des moyens techniques équivalents, en vue de résultats comparables, il n’est pas envisageable de mettre en œuvre la procédure négociée prévue par l’article 30-I du décret du 25 mars 2016.
Dans son arrêt du 10 octobre 2018, le Conseil d’Etat confirme que les motifs d’ordre techniques permettant de recourir à la procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence préalable restent d’interprétation stricte sous l’empire de la nouvelle réglementation et que le non-respect des conditions requises par les textes est un moyen sérieux de nature à justifier à justifier la cessation de son exécution et son annulation.
En l’espèce, l’avis d’attribution du marché mettait en avant un risque de saturation de l’installation de stockage des déchets non dangereux dès 2020 et le fait que la société attributaire, qui avait obtenu un permis de construire et une autorisation d’exploiter portant sur un centre de valorisation des déchets non dangereux, était le seul opérateur en capacité de répondre aux besoins du SYDNE et d’apporter une solution de tri et de valorisation des déchets non dangereux pouvant être mise en œuvre courant 2019. Ce motif est sanctionné par le Conseil d’Etat1 qui relève « que compte tenu des flux actuels d’enfouissement des déchets et des capacités de l’installation de stockage, celle-ci ne devrait pas être saturée avant la fin de 2021 ; que l’objectif tenant à ce que l’exploitation du nouveau centre de traitement des déchets soit effective au plus tard en septembre 2019 est lié à la circonstance que l’autorisation délivrée à la société [attributaire] par un arrêté préfectoral du 15 septembre 2016 est susceptible d’être frappée de caducité au terme d’un délai de trois ans ; qu’il n’apparaît pas qu’aucun autre opérateur économique n’aurait pu se manifester si le calendrier retenu par le SYDNE avait été différent ». Le recours à la procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence préalables est donc censuré dès lors que c’est le calendrier choisi par le pouvoir adjudicateur lui-même qui est à l’origine des obstacles techniques fondant la mise en œuvre de cette procédure d’exception.
L’article 16-I du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics rappelle que sous réserve des dispositions relatives à la durée maximale de certains marchés publics, la durée d’un marché public est fixée en tenant compte de la nature des prestations à réaliser et de la nécessité d’une remise en concurrence périodique. Dans son arrêt du 10 octobre 2018, le Conseil d’Etat précise qu’une durée excessive d’un marché public de services non justifié est un moyen sérieux de nature à justifier à justifier la cessation de son exécution et son annulation. L’irrégularité tirée de la durée excessive d’un tel marché peut être invoquée dans le cadre d’une action au fond en contestation de la validité du contrat, que ce soit par un candidat évincé, un élu de l’opposition ou bien le Préfet dans le cadre de son contrôle de légalité.
Il est certain qu’une durée excessive peut être de nature à empêcher tout renouvellement périodique d’un contrat et donc à restreindre la liberté d’accès à la commande publique ou fausser le libre jeu de la concurrence entre les opérateurs économiques. Outre le risque de suspension et/ou d’annulation du contrat, le moyen tiré de la durée excessive d’un marché est également susceptible d’engager la responsabilité de l’acheteur public au regard au regard de ses effets anticoncurrentiels. Il appartient en effet aux acheteurs publics d’adopter des comportements conformes aux dispositions des articles L 420-1 et L 420-2 du Code de commerce (CE 26 mars 1999, Sté EDA, AJDA 1999, p.427) mais également de ne pas participer ou de ne pas consacrer par ses décisions l’existence de comportements anticoncurrentiels (CE 3 novembre 1997, Sté Million et Marais, rec.p.406, TA Rouen 28 avril 2000, Entreprise Jean Lefebvre Normandie, req.n°000697, AJDA 2000, p.842).
Le juge administratif est compétent pour sanctionner les pratiques ayant pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence, de même que des comportements abusifs d’un acheteur public ayant pour objet de porter atteinte au principe de liberté d’accès à la commande publique et/ou de favoriser directement ou indirectement des pratiques anticoncurrentielles (TA Bastia, 6 février 2003, SARL Autocars Mariani, req.n°1000231, CE 3 novembre 1997, Société Million et Marais, Rec. 406 concl. J.-H. Stahl). Or, en attribuant un marché public à un opérateur économique pour une durée excessive sans rapport avec l’objet ou les conditions d’exécution du marché, l’acheteur public participe directement et consciemment à la constitution d’une pratique anticoncurrentielle qui est de nature à engager sa responsabilité. Un pouvoir adjudicateur qui fausse le jeu de la concurrence est susceptible d’engager sa responsabilité et cela y compris lorsqu’elle n’est pas l’auteur de la pratique anticoncurrentielle incriminée (CAA Paris 4 décembre 2003, Sté d’équipement de Tahiti et des îles, req.n°00PA02740 : « Considérant, enfin, que s’il appartient à l’autorité administrative affectataire de dépendances du domaine public de gérer celles-ci tant dans l’intérêt du domaine et de son affectation que dans l’intérêt général, il lui incombe en outre, lorsque, conformément à l’affectation de ces dépendances, celles-ci sont le siège d’activités de production, de distribution ou de services, de prendre en considération le principe de liberté du commerce et de l’industrie ainsi que les règles de concurrence dans le cadre desquelles s’exercent ces activités »). Dans sa décision n°98-D-52 du 7 juillet 1998 relative à des pratiques relevées dans le secteur du mobilier urbain, l’Autorité de la concurrence a pu considérer, avant qu’il ne soient requalifiés en concessions de services, comme excessive une durée de marché supérieure à 12 ans (Cons.conc.D n°98-D-52 du 7 juillet 1998- également Cons.conc.D n°05-D-36 du 30 juin 2005).
Conseil d’État 10 octobre 2018 CIREST n°419406
Sur la recevabilité de la demande :
Sur l’urgence :
Sur l’existence d’un moyen propre à faire naître un doute sérieux quant à la légalité du contrat et à conduire à la cessation de son exécution ou à son annulation :
Sur les autres conclusions de la demande :
D E C I D E :
Article 1er : L’ordonnance du 13 février 2018 du juge des référés du tribunal administratif de La Réunion est annulée.
Article 2 : L’exécution du marché de services de tri, traitement, stockage, enfouissement et valorisation des déchets non dangereux au centre de valorisation des déchets situé sur la commune de Sainte-Suzanne, signé le 10 novembre 2017, est suspendue.
Article 3 : Le syndicat mixte de traitement des déchets du Nord et de l’Est et la société Inovest verseront à la communauté intercommunale Réunion Est et à M. Virapoullé une somme de 2 000 euros chacun au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la communauté intercommunale Réunion Est et de M. Virapoullé est rejeté.
Article 5 : Les conclusions de la société Inovest et du syndicat mixte de traitement des déchets du Nord et de l’Est tendant à l’application de l’article L. 741-2 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la communauté intercommunale Réunion Est, à M. A…Virapoullé, au syndicat mixte de traitement des déchets du Nord et de l’Est et à la société Inovest.