CE 8 décembre 2020, Métropole Aix-Marseille, n°436532
Le Conseil d’Etat considère que si deux personnes morales différentes constituent en principe des opérateurs économiques distincts, elles doivent néanmoins être regardées comme un seul et même soumissionnaire lorsque l’acheteur public constate leur absence d’autonomie commerciale, résultant notamment des liens étroits entre leurs actionnaires ou leurs dirigeants qui peut se manifester par l’absence totale ou partielle de moyens distincts ou la similarité de leurs offres pour un même lot.
Dans l’hypothèse d’un marché alloti, si les cahiers des charges interdisent la présentation de plusieurs offres pour l’attribution d’un même lot, leurs offres doivent être considérées comme irrégulières. Dans l’hypothèse d’un marché non alloti, seule la dernière offre peut être retenue.
Ce qu’il faut retenir :
Point n°1 : Rappel préliminaire sur la notion d’opérateur économique distinct dans le cadre de la passation d’un marché public
L’article L1220-1 du code de la commande publique rappelle qu’un opérateur économique est « toute personne physique ou morale, publique ou privée, ou tout groupement de personnes doté ou non de la personnalité morale, qui offre sur le marché la réalisation de travaux ou d’ouvrages, la fourniture de produits ou la prestation de services ».
La notion d’opérateur économique s’applique à toute personne physique ou morale qui participe à une procédure de mise en concurrence (i) soit en qualité de candidat individuel, (ii) soit en qualité de membre d’un groupement momentané d’entreprises (iii) soit en qualité de sous-traitant ou de sous-contractant en vue d’exécuter tout ou partie des prestations visées par l’objet du marché (V. en cela CJCE, 23 avril 1991, Höfner, aff. C-41/90).
L’article L1220-3 du code de la commande publique précise qu’un soumissionnaire « est un opérateur économique qui présente une offre dans le cadre d’une procédure de passation d’un contrat de la commande publique ».
Autrement dit, la qualité de soumissionnaire au sens de la réglementation de la commande publique est subordonnée à la participation effective à la procédure de mise en concurrence et surtout, ce qui nous importe au cas présent, à la remise d’une offre.
Le critère déterminant à la qualification d’opérateur économique « soumissionnaire » est la capacité à porter une offre dans le cadre d’une procédure de mise en concurrence. Dans son arrêt du 8 décembre 2020, Métropole Aix-Marseille, le Conseil d’Etat indique en ce sens dans son considérant n°4 : « un même soumissionnaire ne peut présenter qu’une seule offre pour chaque lot ». Dans ses conclusions sur cet arrêt, le Rapporteur économique rappelle également que la qualification de soumissionnaire est liée à la présentation d’une offre.
Le terme « soumissionnaire » est ainsi rattaché à l’opérateur économique, personne physique ou la personne morale ou au groupement de personnes qui dépose une offre.
Point n°2 : Les soumissions concertées des filiales d’un même groupe aux procédures de mise en concurrence ne constituent plus une entente anticoncurrentielle
Dans son arrêt du 17 mai 2018 « Ecoservice projektai » (Aff.C-531/16), la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que l’interdiction des ententes ne s’applique pas aux entités formant une seule et même entreprise au sens du droit de la concurrence. Tel est le cas d’une société mère qui détient, directement ou indirectement par le biais d’une société interposée, la totalité ou la quasi-totalité du capital de sa filiale. Elle est alors présumée exercer une influence déterminante sur le comportement de sa filiale et former avec elle une seule unité économique.
Dans cette hypothèse, la Cour de justice considère que les pratiques consistant, pour des opérateurs économiques appartenant à un même groupe, de soumettre de façon coordonnée des offres distinctes et en apparence indépendantes en réponse à une procédure de publicité et de mise en concurrence ne tombent pas sous le coup de l’interdiction des ententes.
Dans sa décision n°20-D-19 du 25 novembre 2020, l’Autorité de la concurrence a tiré les conséquences de cette jurisprudence en considérant désormais que la présentation d’offres en apparence indépendantes mais préparées de façon concertée par les entités appartenant au même groupe ne peut plus être sanctionnée au titre de la prohibition des ententes. Les filiales d’un même groupe peuvent répondre à un appel d’offres en présentant des offres distinctes mais concertées sans risquer de condamnation pour entente anticoncurrentielle.
Point n°3 : Les soumissions concertées des filiales d’un même groupe aux procédures de marchés publics peuvent néanmoins rompre l’égalité entre les candidats
Dans sa décision n°20-D-19 du 25 novembre 2020, l’Autorité de la concurrence rappelle que si de telles pratiques ne sont plus susceptibles d’être appréhendées par le droit des ententes anticoncurrentielles, elles peuvent néanmoins induire en erreur l’acheteur public et rompre l’égalité entre les candidats. Ce qui n’est plus sanctionné par le droit de la concurrence peut ainsi l’être par le droit de la commande publique.
Le code de la commande publique n’empêche pas, par principe, les opérateurs économiques liés de participer à une même procédure de passation de marchés publics, mais seulement lorsqu’il existe un risque réel de survenance de pratiques susceptibles de fausser la concurrence et l’égalité entre les soumissionnaires. Le principe d’égalité de traitement entre les candidats visé par l’article L. 3 du code de la commande publique peut en effet être méconnu si des entreprises soumissionnaires appartenant au même groupe de sociétés proposent des offres coordonnées ou concertées susceptibles de leur procurer des avantages injustifiés (échanges d’informations, offres de couverture, contournement du nombre maximum de lots pouvant être attribué à un même soumissionnaire) sans que l’acheteur public en soit informé. Il est donc recommandé aux acheteurs publics de prévoir dans leur règlement de la consultation une clause imposant aux soumissionnaires liés soumettant des offres séparées de déclarer leurs liens ou de fournir un organigramme du groupe de sociétés auxquels ils appartiennent avec les informations qu’ils peuvent juger utiles en fonction du secteur d’activité considéré (niveau de participation financière, structure décisionnelle etc.).
Les soumissionnaires liés qui participent à une procédure de passation d’un marché public peuvent se retrouver dans deux sortes de situation.
Plusieurs schémas peuvent être envisagés selon la structure du marché selon qu’il est alloti ou pas.
Dans l’hypothèse d’un marché alloti, sauf disposition contraire prévu par le règlement de la consultation, l’article L 2113-10 du CPP rappelle qu’il est interdit à un même soumissionnaire de présenter plusieurs offres pour un même lot. Dans ce cas, il faut admettre que les offres concertées déposées par les filiales d’un même groupe de sociétés sans autonomie commerciale doivent être considérées comme présentées par un seul et même soumissionnaire et partant être rejetées comme irrégulières.
Dans l’hypothèse d’un marché non alloti, l’article R 2151-6 du CPP rappelle qu’en cas d’offres multiples de la part d’un même soumissionnaire, seule la dernière offre peut être retenue. Dans ce cas, il faut admettre que les offres concertées déposées par les filiales d’un même groupe de sociétés sans autonomie commerciale ne devraient pas toutes rejetées et que seule la dernière offre devrait être retenue.
Hypothèse n°2 : les filiales d’un même groupe de sociétés qui dispose d’une véritable autonomie commerciale doivent être considérées comme des soumissionnaires distincts.
L’Autorité de la concurrence rappelle que le dépôt d’offres concertées par des soumissionnaires distincts (autrement dit dotés d’une véritable autonomie commerciale) est de nature à fausser le libre jeu de la concurrence et l’égalité entre les candidats : « Au cas où les sociétés concernées ne formeraient pas une unité économique, la société mère n’exerçant pas d’influence déterminante sur ses filiales, il y a lieu de relever que, en toute hypothèse, le principe d’égalité de traitement prévu à l’article 2 de la directive 2004/18 serait violé s’il était admis que les soumissionnaires liés puissent présenter des offres coordonnées ou concertées, à savoir non autonomes ni indépendantes, qui seraient susceptibles de leur procurer ainsi des avantages injustifiés au regard des autres soumissionnaires, sans qu’il soit nécessaire d’examiner si la présentation de telles offres constitue aussi un comportement contraire à l’article 101 TFUE » (soulignement ajouté) ».
Dans son arrêt du 17 mai 2018 « Ecoservice projektai » (précité), la Cour de justice de l’Union européenne indique ainsi que lorsque l’acheteur public dispose d’éléments mettant en doute le caractère autonome et indépendant des offres présentées par certains soumissionnaires, il est tenu de vérifier, le cas échéant en exigeant des informations supplémentaires auprès de ces derniers, si leurs offres sont effectivement autonomes et indépendantes. S’il s’avère que tel n’est pas le cas, le principe d’égalité entre les candidats s’oppose à l’attribution du marché aux soumissionnaires ayant soumis une telle offre.
Les concurrents évincés et les tiers lésés par une pratique de dissimulation des soumissionnaires liés peuvent saisir les juridictions compétentes d’une requête en contestation de la validité du contrat et/ou en réparation de leur préjudice. Ils peuvent également, dans certaines circonstances, avant la conclusion définitive du contrat, former un recours en référé devant le juge administratif sur le fondement de l’article L. 551-1 du code de justice administrative, pour obtenir que soient ordonnées des mesures de régularisation de la procédure. Les soumissionnaires peuvent également décider de saisir le juge judiciaire d’une action en concurrence déloyale pour obtenir la réparation des préjudices subis, option qui est souvent négligée alors qu’elle offre de nombreux avantage.
CE 8 décembre 2020, Métropole Aix-Marseille, n°436532,
Considérant ce qui suit :
D E C I D E :
Article 1er : Les pourvois de la métropole Aix-Marseille-Provence et des sociétés CMT Services et Compagnie méridionale d’applications thermiques sont rejetés.
Article 2 : La métropole Aix-Marseille-Provence et les sociétés CMT Services et Compagnie méridionale d’applications thermiques verseront chacune à la société Eiffage Energie Systèmes une somme de 2 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la métropole Aix-Marseille-Provence et aux sociétés CMT Services, Compagnie méridionale d’applications thermiques et Eiffage Energie Systèmes.