CE 10 février 2017, Sociétés Campenon Bernard Côte d’Azur et autres, req.n°391722
En vue de la construction d’une cité judiciaire à Grasse, l’Agence publique pour l’immobilier de la Justice (APIJ) a conclu avec deux groupements solidaires différents un marché de maîtrise d’œuvre puis un marché de travaux. A la suite de mouvements de sols, des désordres ont été constatés, nécessitant des travaux de confortement, qui ont entraîné un surcoût. L’APIJ a saisi le juge d’une demande de condamnation solidaire des membres du groupement de maîtrise d’œuvre.
Le tribunal administratif a fait droit à cette demande et, statuant sur les appels en garantie, a réparti la charge de la condamnation entre différents membres du groupement de maîtrise d’œuvre et du groupement de travaux.
La Cour administrative d’appel a réformé le jugement en modifiant la répartition de la charge de la condamnation. Deux des sociétés condamnées ont formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt.
L’occasion pour le Conseil d’Etat de se prononcer sur l’impact d’une demande de référé expertise sur le délai de prescription, ainsi que sur la responsabilité des entreprises de travaux et de la maîtrise d’œuvre quand un risque a été signalé.
Le Conseil d’Etat se prononce d’abord sur la prescription des actions en responsabilité civile extracontractuelle. Dans le cas d’espèce, les dispositions applicables étaient celles de l’ancien article 2270-1 du Code civil, qui prévoyait un délai de prescription de 10 ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation. Ce délai est aujourd’hui de 5 ans, suite à la réforme opérée par la loi n° 208-561 du 17 juin 2008.
Le Conseil d’Etat affirme tout d’abord que cette disposition s’applique aux actions en garantie exercées par un constructeur contre un autre. Il retient ensuite que « le délai de prescription ne pouvant courir avant que la responsabilité de l’intéressé ait été recherchée par le maître d’ouvrage, la manifestation du dommage au sens de ces dispositions correspond à la date à laquelle le constructeur a reçu communication de la demande présentée par le maître d’ouvrage devant le tribunal administratif ».
En l’espèce, la demande en référé expertise introduite par l’APIJ était-elle de nature à faire courir le délai de prescription ? Non répond le Conseil d’Etat, puisqu’une telle demande ne présente pas un caractère indemnitaire. En revanche, elle est susceptible d’interrompre le délai de prescription, si celui-ci a été déclenché avant.
Ce qu’il faut retenir :
Une demande en référé expertise introduite par la maître de l’ouvrage sur le fondement de l’article R 532-1 du code de justice administrative ne peut être regardée comme constituant, à elle seule, une recherche de responsabilité des constructeurs par le maître de l’ouvrage.
Le Conseil d’Etat se prononce ensuite sur la responsabilité du groupement attributaire du marché de travaux.
A cet égard, il relève que le groupement avait proposé une variante concernant les techniques de soutènement mais qu’il n’a pas effectué, dans le cadre de cette solution variante, de reconnaissances de sol complémentaires. Il relève encore qu’alors même qu’il disposait d’éléments d’information sur l’éventuelle présence d’eau dans les sols, il a ignoré les indications soulignant les risques en résultant. Dès lors, le juge retient qu’en s’abstenant de procéder aux reconnaissances complémentaires nécessaires, les sociétés attributaires du marché de travaux ont commis une faute de nature à engager leur responsabilité partielle.
De même, alors que les études préalables avaient mis en évidence des niveaux d’eau significatifs dans le sous-sol, le membre du groupement de maîtrise d’œuvre chargé de la coordination des études, des études portant sur le génie civil, de l’élaboration du document de consultation des entreprises et d’une mission d’assistance à la passation des marchés de travaux commet une faute en ne demandant pas des sondages complémentaires au moment de la consultation des entreprises ou des études d’exécution confiées au groupement d’entreprises.
Conseil d’État
N° 391722
7ème – 2ème chambres réunies
Mme Charline Nicolas, rapporteur
Olivier Henrard, rapporteur public
Lecture du vendredi 10 février 2017
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
L’Agence de maîtrise d’ouvrage des travaux du ministère de la justice, devenue l’Agence publique pour l’immobilier de la Justice, a demandé au tribunal administratif de Nice de condamner solidairement les membres du groupement de maîtrise d’œuvre, les sociétés Atelier Christian de Portzamparc, Ingerop, Iosis Méditerranée et Atec, à lui verser une somme de 1 554 441,66 euros en réparation des surcoûts de l’opération de construction du palais de justice de Grasse liés notamment aux mouvements de sol.
Par un jugement n° 0801639 du 22 juin 2012, le tribunal administratif de Nice a condamné solidairement les sociétés Ingerop, Iosis Méditerranée, Atec et Atelier Christian de Portzamparc à verser à l’Agence publique pour l’immobilier de la Justice la somme de 1 457 686,78 euros TTC, puis, statuant sur les appels en garantie, a notamment laissé cette condamnation à la charge définitive des sociétés Campenon Bernard Côte d’Azur, venant aux droit des sociétés Sogea et Sogea Sud-Est, et Cari, à hauteur de 30 %, de Iosis Méditerranée à hauteur de 15 %, de Terrasol à hauteur de 7 %, de Fondasol à hauteur de 3 %, de l’Atelier Christian de Portzamparc à hauteur de 15 %, du Ceten Apave à hauteur de 5 % et de la société Ingerop à hauteur de 25 %, et rejeté le surplus des conclusions de l’Agence publique pour l’immobilier de la Justice.
Par un arrêt n°s 12MA03086, 12MA03611 du 12 mai 2015, la cour administrative d’appel de Marseille a réformé ce jugement en portant de 25 à 30 % la part de la condamnation solidaire laissée à la charge de la société Ingerop, ramené de 15% à 1 % et de 15% à 4,5 % les parts de la condamnation solidaire laissées respectivement à la charge des sociétés Atelier Christian de Portzamparc et Iosis Méditerranée, devenue Egis Bâtiment, et porté de 7% à 15 %, de 3% à 4,5 % et de 5% à 15 % les parts de la condamnation solidaire que les sociétés Terrasol et Fondasol et le GIE Ceten Apave ont été respectivement condamnés à garantir, puis a rejeté le surplus des conclusions des parties.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 13 juillet et 13 octobre 2015 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Campenon Bernard Côte d’Azur, venant aux droits de la société Sogea, et la société Fayat Bâtiment, venant aux droits de la société Cari, demandent au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cet arrêt ;
2°) de mettre à la charge, solidairement, des sociétés Ingerop, Iosis Méditerranée, Atec et Atelier Christian de Portzamparc la somme de 8 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– le code civil ;
– le code des marchés publics ;
– le code de justice administrative ;
Sur le pourvoi principal des sociétés Campenon Bernard Côte d’Azur et Fayat Bâtiment :
Considérant, en premier lieu, qu’aux termes de l’article 2270-1 du code civil alors applicable : ” Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation ” ; que cette disposition s’applique aux actions en garantie exercées par un constructeur contre un autre ; que le délai de prescription ne pouvant courir avant que la responsabilité de l’intéressé ait été recherchée par le maître d’ouvrage, la manifestation du dommage au sens de ces dispositions correspond à la date à laquelle le constructeur a reçu communication de la demande présentée par le maître d’ouvrage devant le tribunal administratif ; qu’une demande en référé expertise introduite par le maître d’ouvrage sur le fondement de l’article R. 532-1 du code de justice administrative ne peut être regardée comme constituant, à elle seule, une recherche de responsabilité des constructeurs par le maître d’ouvrage ; que, par suite, en jugeant que l’introduction d’une telle demande, si elle est susceptible d’interrompre le délai de prescription, n’est pas de nature à faire courir le délai de dix ans prévu par les dispositions précitées dès lors qu’elle ne présente pas le caractère d’une demande indemnitaire, la cour administrative d’appel de Marseille n’a pas entaché son arrêt d’erreur de droit ;
Sur le pourvoi incident de la société Ingerop Conseil et Ingénierie :
D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la société Campenon Bernard Côte d’Azur et de la société Fayat Bâtiment est rejeté.
Article 2 : Le pourvoi incident de la société Ingerop Conseil et Ingénierie est rejeté.
Article 3 : Les sociétés Campenon Bernard Côte-d’Azur et Fayat Bâtiment verseront solidairement une somme de 1500 euros à la société Egis bâtiments Méditerranée et à la Terrasol au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Campenon Bernard Côte d’Azur, à la société Fayat Bâtiment, à la société Ingerop Conseil et Ingénierie, à la société Egis Bâtiments Méditerranée et à la société Terrasol.