La théorie du fait du Prince ne peut pas être invoquée à l’appui d’une demande d’indemnisation des conséquences d’une mesure nouvelle, dès lors que celle-ci découle d’une politique publique établie et connue avant la signature.
La théorie jurisprudentielle du fait du Prince a été forgée par le Conseil d’État pour répondre aux nécessités de la continuité du service public et de maintien de l’équilibre financier du contrat (CE, 28 avril 1939, Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, RDP 1940, p.58). Elle permet l’indemnisation du cocontractant lorsque l’administration contractante, bien qu’elle n’agisse pas en tant que partie au contrat, modifie indirectement les conditions d’exécution ou le contenu des prestations du contrat. L’action est alors engagée au titre d’une cause spécifique et autonome de responsabilité contractuelle sans faute.
La jurisprudence a toutefois posé très tôt une condition tenant à l’imprévisibilité de la mesure édictée (CE, 19 nov. 1909, Cie générale transatlantique, Rec. p. 891).
En l’espèce, la société Indigo Infra France, concessionnaire d’exploitation de parcs de stationnements souterrains, reprochait à la Ville de Paris d’avoir adopté plusieurs mesures de restriction de la circulation automobile après la conclusion du contrat. Si la condition d’imprévisibilité est, a priori, remplie lorsque des mesures nouvelles sont en cause, cette appréciation se veut néanmoins concrète et circonstanciée. Or, il s’avère que les mesures en cause sont la résultante d’une politique publique engagée depuis plusieurs années avant la signature du contrat. Le juge relève en effet que la ville avait adopté un Plan climat de déplacement quatre ans plus tôt, que le maire avait à nouveau promu cette politique publique dans les médias avant la signature des contrats, et que les documents de la consultation pour leur attribution prévoyaient l’obligation pour les futurs concessionnaires de s’inscrire dans la démarche de la ville.
La cour administrative d’appel écarte donc le jeu de la théorie du fait du Prince, non sans avoir mentionné que la part des pertes d’exploitation et du manque à gagner imputable aux mesures incriminées ne sont pas non plus imprévisibles dans leur ampleur. L’imprévisibilité s’apprécie en effet tant eu égard au principe-même des mesures litigieuses, qu’eu égard à l’ampleur de leurs conséquences.
La jurisprudence a également, plus tardivement, tracé la frontière entre fait du Prince et imprévision en posant comme condition que l’auteur de la mesure soit l’administration contractante elle-même (CE, 4 mai 1949, Ville de Toulon n°s 75480 75481).
Il importe peu à cet égard que d’autres autorités interviennent dans le processus décisionnel, le juge ne s’intéressant qu’à l’auteur juridique de la mesure. Ainsi, le fait que la mesure du maire soit intervenue après avis conforme du préfet ne permet pas à la société Indigo de solliciter une indemnité pour imprévision.
Enfin, répondant à un troisième argument de la société, la cour administrative d’appel rappelle que le principe d’équilibre financier du contrat se traduit en obligations spécifiques, générée par la responsabilité contractuelle sans faute de l’administration, au titre de l’imprévision et du fait du Prince. Elle récuse l’idée d’une obligation plus générale à la charge de l’administration contractante, au titre de l’exigence de loyauté contractuelle ou du principe de l’exécution de bonne foi des contrats, de garantir l’équilibre économique initial du contrat par la passation d’avenants modificatifs : aucune responsabilité contractuelle pour faute ne peut être recherchée en dehors de stipulations spécifiques du contrat prévoyant une telle obligation.
Considérant ce qui suit :
1. Le 4 novembre 2011, la société Vinci Park France à laquelle a succédé la société Indigo Infra France, a conclu avec la Ville de Paris deux contrats de concession sous forme d’affermage, pour une durée de huit ans à compter, respectivement, des 26 février et 25 janvier 2012, ayant pour objet l’exploitation et l’entretien des parcs de stationnement souterrains ” Lobau ” et ” Madeleine – Tronchet “. Par un courrier du 27 décembre 2019, la société Indigo Infra France a demandé à la Ville de Paris de l’indemniser du préjudice financier qu’elle estime avoir subi dans le cadre de l’exploitation de ces parcs. Elle relève appel du jugement du 31 mars 2022 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la condamnation de la Ville de Paris à lui verser la somme totale de 11 499 000 euros HT.
Sur la régularité du jugement :
2. En premier lieu, aux termes de l’article L. 9 du code de justice administrative : ” Les jugements sont motivés. “.
3. Pour rejeter les conclusions indemnitaires de la société Indigo Infra France présentées sur le fondement de la responsabilité contractuelle pour faute de la Ville de Paris, au point 6 de leur jugement, les premiers juges ont estimé, qu’en l’absence de stipulations contractuelles le prévoyant expressément, l’autorité administrative n’était pas tenue, durant l’exécution des contrats, de proposer à son cocontractant de rétablir leur équilibre par des avenants et, qu’ainsi, la société requérante n’était pas fondée à soutenir que la responsabilité de l’intimée pouvait être engagée pour s’être abstenue de le faire. En statuant ainsi, le tribunal a nécessairement examiné le fondement de responsabilité invoqué. La société Indigo Infra France n’est, par suite, pas fondée à soutenir que le jugement attaqué serait entaché d’une insuffisance de motivation ou d’une omission à statuer sur le moyen tiré de ce que la responsabilité de l’État serait engagée à raison d’une faute de nature contractuelle.
4. En second lieu, hormis dans le cas où le juge de première instance a méconnu les règles de compétence, de forme ou de procédure qui s’imposaient à lui et a ainsi entaché son jugement d’une irrégularité, il appartient au juge d’appel non d’apprécier le bien-fondé des motifs par lesquels le juge de première instance s’est prononcé sur les moyens qui lui étaient soumis mais de se prononcer directement sur les moyens dirigés contre la décision administrative contestée dont il est saisi dans le cadre de l’effet dévolutif de l’appel. Par suite, la société requérante ne peut utilement se prévaloir, pour contester sa régularité, de ce que le jugement attaqué serait entaché d’erreurs de droit et d’appréciation.
Sur les conclusions indemnitaires :
En ce qui concerne la responsabilité fondée sur la théorie du fait du prince :
5. La société Indigo Infra France soutient que les mesures de restriction de la circulation automobile édictées par la Ville de Paris dans le centre de la capitale postérieurement à la conclusion des contrats telles que, notamment, le réaménagement et la piétonnisation des voies sur berges rive droite en 2012 et rive gauche en 2013, la fermeture définitive du transit nord-sud dans le tunnel des Halles en 2015, l’adoption par délibération du ” programme 2015 de zone 30 ” visant à favoriser le déplacement ” doux “, de même que l’adoption du plan vélo 2015-2030 et la création d’une zone de circulation restreinte par arrêté en 2007, n’étaient prévisibles, ni dans leur principe, ni dans leurs effets et qu’il existe une corrélation déterminante entre la diminution de la circulation automobile à Paris et celle de la fréquentation horaire des parcs de stationnement Lobau et Madeleine qu’elle exploite. Il résulte toutefois de l’instruction que la Ville de Paris avait engagé une politique publique de réduction de la circulation automobile bien avant la signature des contrats de concession en cause, dont la société requérante ne pouvait ignorer les effets, à moyen et long termes, à la date de leur signature. Dès le 1er octobre 2007, le conseil de Paris avait en effet adopté un Plan climat de déplacement dont l’objectif était la réduction des émissions de gaz carbonique des véhicules circulant dans Paris intra-muros à raison de 25 % à l’horizon 2013 et de 60 % en 2020, en donnant la priorité aux moyens de transport alternatifs à la voiture. Le 14 avril 2010, soit avant la signature des contrats de concession en cause, le maire de Paris avait également annoncé dans la presse le projet de la Ville de reconquérir les berges de la Seine en réduisant la circulation automobile rive droite, et en interdisant la circulation rive gauche. Cette politique de baisse de la circulation automobile dans la capitale ne pouvait être ignorée par la société requérante en sa qualité de professionnelle du secteur du stationnement en milieu urbain, attributaire de plusieurs concessions pour l’exploitation de parkings bien antérieurement à 2011. Surtout, il résulte de l’instruction que les dossiers de consultation remis aux candidats lors de la passation des marchés en cause mentionnaient les objectifs de la Ville de Paris consistant à favoriser une baisse de la circulation automobile et faisaient obligation aux attributaires de s’inscrire dans la démarche du Plan climat adopté visant, notamment, à renforcer les offres de transports alternatifs ou le covoiturage. Ainsi, si le trafic automobile a diminué en moyenne de 3,4 % par an entre 2011 et 2019, l’affirmation voire l’accentuation de cette baisse ne pouvait être ignorée par la société requérante lorsqu’elle s’est engagée, comme l’ont retenu à bon droit les premiers juges, au point 4 de leur jugement. Il ne résulte ainsi pas de l’instruction que la part des pertes d’exploitation et du manque à gagner imputable aux mesures incriminées serait d’une ampleur suffisante pour caractériser une atteinte à l’équilibre économique des contrats de concession de nature à ouvrir un droit à indemnisation de la société Indigo Infra France sur le fondement du fait du prince.
6. Au surplus, s’il résulte de l’instruction qu’au cours de la période considérée d’exécution des contrats, la maire de la Ville de Paris a continué d’adopter des mesures restreignant la circulation automobile à proximité des secteurs concernés, il n’est pas établi que les déficits d’exploitation enregistrés seraient directement imputables auxdites mesures. En effet, par les pièces qu’elle produit, la société requérante n’établit pas que la baisse de fréquentation des parcs Lobau et Madeleine résulterait directement et/ou exclusivement de la politique incriminée de la Ville et non d’autres facteurs, tels que l’existence d’offres concurrentes plus attractives, l’amélioration des modes de transport en commun, ou encore l’augmentation des tarifs horaires appliqués dans les parcs de stationnement en cause les rendant moins attractifs. Au demeurant, il résulte de l’instruction que le chiffre d’affaires dû aux abonnements souscrits au sein du parc Madeleine-Tronchet a atteint en 2019 un montant supérieur à celui de 2012. Aussi, la corrélation déterminante entre la diminution de la fréquentation horaire des parcs et la diminution du trafic automobile dans Paris n’est pas établie de façon certaine.
En ce qui concerne la responsabilité pour imprévision :
7. Une indemnité d’imprévision suppose un déficit d’exploitation qui soit la conséquence directe d’un évènement imprévisible, indépendant de l’action du cocontractant de l’administration, et ayant entraîné un bouleversement de l’économie du contrat.
8. Si la société Indigo Infra France se prévaut également du bouleversement de l’économie des contrats consécutif à l’avis conforme donné par le préfet de police à la création d’une aire piétonne dénommée ” Berges de Seine – Centre Rive droite ” préalablement à l’arrêté du 18 octobre 2016 de la maire de Paris, il est constant que, même intervenu après avis conforme du représentant de l’État, l’arrêté litigieux émane de la maire de Paris, cocontractante de la société Indigo Infra France. Celle-ci n’est dès lors pas fondée à solliciter une indemnité pour imprévision.
En ce qui concerne la responsabilité contractuelle :
9. Lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l’exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat. Toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel.
10. Il résulte de l’instruction que les contrats de concession ne contenaient aucune clause stipulant que l’autorité concédante serait tenue de pallier les conséquences des mesures de police de la circulation susceptibles d’intervenir pendant l’exécution du contrat. La société Indigo Infra France soutient que la Ville de Paris a néanmoins commis une faute et méconnu le principe d’exécution de bonne foi des contrats en s’abstenant de lui proposer la conclusion d’avenants pour rétablir leur équilibre économique et de prendre en compte les conséquences financières des mesures sur l’exploitation des parcs. Toutefois, le principe de loyauté contractuelle n’obligeant pas l’administration cocontractante, dans le silence des contrats, à garantir leur équilibre économique par la passation d’avenants modificatifs dans la mesure où les fondements de responsabilité sans faute de l’administration du fait du prince ou de l’imprévision peuvent être invoqués, aucune faute contractuelle ne saurait être retenue sur ce fondement.
En ce qui concerne la responsabilité ” quasi- délictuelle ” :
11. Lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l’exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat. Toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel. Ainsi, lorsque le juge est saisi d’un litige relatif à l’exécution d’un contrat, les parties à ce contrat ne peuvent invoquer un manquement aux règles de passation, ni le juge le relever d’office, aux fins d’écarter le contrat pour le règlement du litige. Par exception, il en va autrement lorsque, eu égard d’une part à la gravité de l’illégalité et d’autre part aux circonstances dans lesquelles elle a été commise, le litige ne peut être réglé sur le fondement de ce contrat.
12. Si la société Indigo Infra France soutient que la Ville de Paris a méconnu le principe d’exécution de bonne foi des contrats en s’abstenant de lui faire part, lors de la conclusion des contrats litigieux, de ses intentions en matière de réduction de la circulation automobile, il résulte de ce qui a été dit au point 5 que, lors de la passation des contrats portant reconduction de précédentes conventions, la société requérante ne pouvait ignorer la politique menée par la Ville de Paris depuis, a minima, 2007 et non remise en cause depuis lors.
13. Il résulte de tout ce qui précède que la société Indigo Infra France n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Sur les frais liés au litige :
14. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la Ville de Paris, qui n’est pas dans la présente instance la partie perdante, la somme demandée par la société Indigo Infra France au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce et en application de mêmes dispositions, de mettre à la charge de la société Indigo Infra France une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par la Ville de Paris et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :