Le titulaire d’un marché à prix fixe n’a pas l’obligation de se garantir à 100% contre les risques d’évolution des prix. En l’absence de stipulation du contrat en ce sens ou de négligence de sa part appréciée au regard des pratiques du secteur, le défaut de garantie totale est insusceptible de limiter son droit à indemnité.
L’article L6 du code de la commande publique a consacré en 2019 plusieurs « règles générales des contrats administratifs » comme pleinement applicables aux marchés publics, parmi lesquelles le droit à indemnité du cocontractant qui poursuit l’exécution « lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat ». Était ce faisant codifiée la théorie de l’imprévision consacrée par l’arrêt Gaz de bordeaux du Conseil d’État et construite progressivement par la jurisprudence administrative (CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, n° 59928). Dans un jugement du 20 janvier 2025, le tribunal administratif de Paris est venu ajouter sa pierre à l’édifice.
En l’espèce, l’acheteur, Paris Habitat-OPH, et la société Gaz de Paris avaient conclu un marché de fourniture de gaz à prix fixe. Il appartenait au tribunal d’examiner en premier si l’augmentation du prix du gaz pendant l’exécution du contrat remplissait les critères nécessaires au jeu de la théorie de l’imprévision. Or le juge constate que les prix du gaz ont connu une augmentation soudaine et massive à partir d’octobre 2021, passant de la fourchette 15 à 30 euros le MWh à des prix atteignant 125,3 euros le MWh. De plus, cette hausse exceptionnelle est attribuée à des circonstances externes majeures, notamment la reprise post-Covid et la guerre en Ukraine. Le caractère imprévisible de ce contexte, s’il en était besoin, est d’ailleurs confirmé par la circulaire du Premier ministre du 30 mars 2022.
Une fois validée la qualification de situation d’imprévision, encore fallait-il, pour réclamer l’indemnisation d’un préjudice, en rapporter la preuve. Or l’un des arguments principaux soulevés par Paris Habitat-OPH reposait sur l’idée que le déficit d’exploitation de la société Gaz de Paris résultait, en réalité, de sa propre stratégie commerciale et de sa gestion des risques économiques. En d’autres termes, de sa responsabilité. L’établissement public soutenait que l’entreprise aurait dû se prémunir en garantissant ses approvisionnements via des marchés à terme à hauteur de 100 % de la consommation de référence, et non pas ‘‘seulement’’ à 83% ainsi qu’elle l’a fait.
Le juge n’est pas insensible à cet argumentaire, qui prend le temps d’y répondre par deux moyens. D’une part, il note que le marché en cause n’imposait pas une telle obligation au titulaire. D’autre part, il souligne que cette précaution, bien que possible, ne correspondait pas aux pratiques habituelles et prudentielles du secteur, de sorte qu’aucune négligence particulière ne saurait être reprochée à la société Gaz de Paris. De surcroit, les motifs soulignent, presque à l’attention directe de l’acheteur, qu’imposer une telle exigence à l’entreprise aurait de toute façon provoqué un effet de vase communicant, c’est-à-dire un impact négatif sur le prix unitaire initialement proposé. Le tribunal conclut qu’en se garantissant à hauteur de 83% contre les risques d’augmentation des prix, l’entreprise ne s’est pas exposée de manière déraisonnable à ces risques et que son préjudice d’imprévision ne peut pas être imputée à une faute de sa part.
Le dernier point en débat concernait l’évaluation du montant de l’indemnité d’imprévision, celle-ci « ne pouvant venir qu’en compensation de la part de déficit liée aux circonstances imprévisibles » rappelle le tribunal. Au terme d’une appréciation détaillée des éléments financiers et d’une estimation de la « fourchette des possibilités d’augmentation pouvant raisonnablement être envisagées au jour du contrat », le juge exclut la prise en compte des hausses de prix antérieures à octobre 2021. Il ramène, ce faisant, le montant des surcoûts pris en compte de 626 657,87 euros (environ 15% du marché) à 546 137,24 euros (environ 13%). On rappellera que le raisonnement du juge ne peut pas s’arrêter là puisque, de jurisprudence constante, le risque économique doit être partagé entre l’administration et son cocontractant, le reste à charge étant souvent évalué, comme en l’espèce, à 10% du déficit d’exploitation retenu. L’acheteur est en définitive tenu de verser une indemnité de 491 523,51 euros (11,65% du montant prévisionnel du marché).
Considérant ce qui suit :
1. Le 16 juillet 2020, la société Gaz de Paris a conclu avec l’établissement public Paris Habitat-OPH le marché subséquent n° 2020/C5100 MS6 relatif à la fourniture et à l’acheminement de gaz naturel, pour la période allant du 1er janvier 2021 au 1er juillet 2022 ” à destination des chaufferies d’une partie du patrimoine de Paris Habitat-OPH “, passé en application d’un accord cadre multi-attributaires signé le 23 février 2018. Le 20 décembre 2022, la société Gaz de Paris a demandé à Paris Habitat-OPH, sur le fondement de la théorie de l’imprévision, l’indemnisation du déficit d’exploitation qu’elle a subi dans le cadre de l’exécution de ce contrat en raison de l’augmentation du prix du gaz. Par une décision du 30 janvier 2023, la directrice générale de Paris Habitat a rejeté cette demande. Par la présente requête, la société Gaz de Paris demande au tribunal d’annuler la décision du 30 janvier 2023 rejetant sa demande indemnitaire préalable et de condamner Paris Habitat-OPH à lui verser la somme de 626 657,87 euros au titre de l’indemnité d’imprévision.
Sur l’indemnité d’imprévision :
2. En premier lieu, en matière de recours de plein contentieux, les vices propres dont serait, le cas échéant, entachée la décision qui a lié le contentieux sont sans incidence sur la solution du litige. Par suite le moyen tiré de l’incompétence de l’auteur de la décision du 30 janvier 2023 par laquelle la directrice générale de Paris Habitat-OPH a rejeté la demande d’indemnisation présentée par la société Gaz de Paris au titre de la théorie de l’imprévision, qui est un droit à indemnisation extracontractuel, doit être écarté comme étant inopérant.
3. En second lieu, aux termes de l’article L. 6 du code de la commande publique : ” S’ils sont conclus par des personnes morales de droit public, les contrats relevant du présent code sont des contrats administratifs, sous réserve de ceux mentionnés au livre V de la deuxième partie et au livre II de la troisième partie. Les contrats mentionnés dans ces livres, conclus par des personnes morales de droit public, peuvent être des contrats administratifs en raison de leur objet ou de leurs clauses. A ce titre : () / 3° Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité ; () “.
4. Une indemnité d’imprévision suppose un déficit d’exploitation qui soit la conséquence directe d’un évènement imprévisible, indépendant de l’action du cocontractant de l’administration, et ayant entraîné un bouleversement de l’économie du contrat. Le cocontractant est alors en droit de réclamer à l’administration une indemnité représentant la part de la charge extracontractuelle que l’interprétation raisonnable du contrat permet de lui faire supporter. Cette indemnité est calculée en tenant compte, le cas échéant, des autres facteurs qui ont contribué au bouleversement de l’économie du contrat, l’indemnité d’imprévision ne pouvant venir qu’en compensation de la part de déficit liée aux circonstances imprévisibles.
5. Il résulte de l’instruction que le marché de fourniture de gaz conclu le 16 juillet 2020 prévoyait un prix fixe d’abord de 14,25 euros, puis de 14,24 euros le MWh. Il résulte également de l’instruction, notamment de l’étude de la société de conseil Oca economics du mois de novembre 2022 produite par la requérante et du document fourni par Gaz de Paris lors de la réunion du 11 avril 2022, que les prix du gaz naturel observés dans les dix années précédant le contrat variaient ” entre 15 et 30 euros par MWh “, qu’à compter du mois d’octobre 2021, ces tarifs ont largement dépassé ces variations et ont connu une augmentation de près de 500% atteignant notamment au mois d’avril 2022 un prix de 125,3 euros le MWH (cours du marché spot). Il résulte également de l’instruction, notamment des documents précités, et il n’est pas contesté, que les causes de cette augmentation exceptionnelle des coûts d’approvisionnement du gaz étaient multiples et notamment liées aux conditions de reprise du marché du gaz postérieurement à la crise sanitaire et à la guerre en Ukraine. Il résulte enfin de la circulaire n°6338-SG du Premier ministre du 30 mars 2022 relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières et il n’est pas contesté en défense, que cette forte hausse du prix du gaz présentait un caractère imprévisible. Dès lors, la société Gaz de Paris est fondée à soutenir que cette augmentation intervenue à compter du mois d’octobre 2021 constituait un événement indépendant de la volonté des parties et excédait les prévisions d’évolution des prix pouvant être réalisées au jour de la conclusion du contrat.
6. Il résulte par ailleurs de l’instruction que la hausse imprévisible du prix du gaz naturel apparaît comme étant la cause directe du déficit d’exploitation invoqué par la société Gaz de Paris dans le cadre de l’exécution du contrat à compter du mois d’octobre 2021. Paris Habitat OPH soutient toutefois que ce déficit résulte de la stratégie adoptée par la société requérante et d’une prise de risque économique qu’il lui appartient désormais d’assumer. L’établissement public fait en effet valoir que le marché étant conclu à prix unitaire et fixe, il appartenait à la société Gaz de Paris de se prémunir du risque d’évolution du prix en le garantissant, au moment de la signature du contrat, dans les marchés à terme à hauteur de 100 % des consommations annuelles de référence (CAR). Toutefois, il ne ressort pas des pièces du dossier que le marché public en cause aurait imposé au cocontractant de l’administration qu’il prenne une telle garantie dans les marchés à terme, contraire aux pratiques habituelles et prudentielles pour ce type de contrat, obligation qui aurait eu pour effet de limiter pour l’administration la probabilité de se voir opposer un droit à indemnisation au titre de l’imprévision en cas d’augmentation exceptionnelle du prix du gaz, mais aussi susceptible de surenchérir le prix unitaire fixe proposé par la société requérante. Par ailleurs, il ne résulte pas de l’instruction que la société requérante se serait exposée de manière imprudente à un risque d’évolution des prix, au regard des prévisions pouvant être raisonnablement réalisées au jour du contrat, dès lors qu’il est constant que la société Gaz de Paris avait garanti le prix fixé dans le contrat sur des marchés à terme au moins à hauteur de 83%.
7. Enfin, si la requérante fait valoir que cette hausse exceptionnelle a entrainé pour elle un surcoût de 626 657,87 euros qui correspond à 14,68 % du montant prévisionnel du marché, il résulte de l’instruction que l’augmentation du coût du gaz naturel excédant les prévisions raisonnables pouvant être réalisées au jour de la conclusion du contrat, n’est intervenue que sur la période allant du mois d’octobre 2021 au mois de juin 2022 inclus, les hausses antérieures demeurant dans la fourchette des possibilités d’augmentation pouvant raisonnablement être envisagées au jour du contrat. En conséquence, le montant des surcoûts causés par cette hausse imprévisible doit être ramené, au regard des chiffres non sérieusement contestés produits par la requérante, à la somme de 546 137,24 euros pour un marché évalué à un montant de 4 265 272, 31 euros, soit 12,80 % du montant estimé du marché, ce qui caractérise un bouleversement dans l’économie du contrat ouvrant un droit à indemnisation sur le fondement de la théorie de l’imprévision. Il sera fait une juste appréciation de la part de la charge extracontractuelle qui doit rester à la charge de la société titulaire en la fixant à 10 % du déficit d’exploitation ainsi évalué à 546 137,24 euros. Il y a lieu, dès lors, de condamner Paris Habitat-OPH à verser à la société Gaz de Paris une indemnité de 491 523,51 euros.
Sur les frais liés à l’instance :
8. Il y a lieu, en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative, de mettre à la charge de Paris Habitat-OPH la somme de 2000 euros à verser à la société Gaz de Paris au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens. En revanche, les dispositions de cet article font obstacle à ce que soit mis à la charge de la société Gaz de Paris, qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme demandée par Paris Habitat-OPH sur le même fondement.
D E C I D E :