Le manque à gagner du candidat évincé de l’attribution d’un contrat public s’évalue en tenant compte, d’une part des aléas des résultats de l’exploitation, et d’autre part de l’intégration dans les charges d’exploitation d’une quote-part des coûts fixes de l’entreprise.
Plus tôt cette année, le Conseil d’État avait ajusté les règles de l’indemnisation du manque à gagner des candidats évincés lorsque le contrat public à attribuer présentait un aléa d’exploitation. En effet si, dans cette hypothèse, le candidat qui avait une chance sérieuse d’emporter le contrat a toujours droit à la réparation intégrale de son préjudice, l’évaluation de ce dernier par le juge devra tenir compte de toutes les caractéristiques du contrat qui en affecteraient le caractère certain (CE, 24 avril 2024, Commune de la Chapelle d’Abondance, n° 472038).
Dans un arrêt du 31 octobre 2024, le Haut Juge administratif persiste et signe en déclinant successivement les conditions d’engagement de la responsabilité extracontractuelle de la personne publique appliquées à la passation des contrats publics : le juge doit vérifier l’existence d’une irrégularité de procédure, étant implicitement rappelé que toute illégalité constitue nécessairement une faute extracontractuelle (CE, 30 janv. 2013, Imbert, n° 339918) ; il doit apprécier l’existence d’un lien de causalité directe entre cette faute et le préjudice allégué ; enfin, « il lui incombe aussi d’apprécier dans quelle mesure ce préjudice présente un caractère certain, en tenant compte notamment, s’agissant des contrats dans lesquels le titulaire supporte les risques de l’exploitation, de l’aléa qui affecte les résultats de cette exploitation et de la durée de celle-ci ».
Le Conseil d’État précise encore un peu plus les choses en venant ajouter une règle d’évaluation du manque à gagner si tant est qu’il présente un caractère certain. « Le manque à gagner de l’entreprise est évalué par la soustraction du total du chiffre d’affaires non réalisé de l’ensemble des charges variables et de la quote-part des coûts fixes affectée à l’exécution du marché ».
Sa jurisprudence considérait déjà que le manque à gagner devait s’évaluer en tenant compte du bénéfice net qu’aurait procuré le marché perdu au candidat évincé (CE, 8 février 2010, Cne de La Rochelle, n° 314075). Il est donc convenu que les charges engagées viennent en déduction du chiffres d’affaires réalisé.S’agissant des charges engagés, le Conseil d’État précise ainsi que le juge doit intégrer dans son calcul non seulement les charges variables – celles qui varient proportionnellement à l’activité de l’entreprise et qui sont donc ici, en dernière analyse, celles qui auraient été directement générées par la prestation non réalisée – mais aussi la quote-part des coûts fixes affectés à l’exploitation.
En l’espèce, le juge d’appel avait considéré qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte des coûts fixes, sauf à démontrer l’existence de coûts fixes supplémentaires induits par l’obtention du contrat. En quelque sorte, il convenait à ses yeux de circonscrire le marché dans une bulle comptable.
Le juge de cassation retoque ce raisonnement en venant apprécier le préjudice au niveau plus global du fonctionnement général de l’entreprise. Si le montant de ses coûts fixes du titulaire n’augmente pas nécessairement suite à l’obtention du marché, il faut pour autant nécessairement considérer qu’une partie de ces coûts fixes sera affecté à l’exploitation qui suit l’attribution et, en cela, viendra en déduction du chiffres d’affaires réalisé. Par suite, le juge d’appel a commis une erreur de droit en ne réintégrant pas la quote-part adéquate de ces coûts dans le calcul de l’indemnité, octroyant ainsi une indemnité de presque 2 millions d’euros là où le tribunal administratif s’était contenté de la « modeste » somme de 109 904,34 euros…
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société SMA Vautubière a demandé au tribunal administratif de Marseille, d’une part, d’annuler ou, à défaut, de résilier le marché public conclu le 28 août 2017 entre la métropole Aix-Marseille Provence et la société Suez RV Méditerranée relatif au lot n°2 des prestations de transport des emballages ménagers recyclables et journaux, revues et magazines collectés en porte à porte et de transport et traitement des ordures ménagères résiduelles et, d’autre part, de condamner la métropole Aix-Marseille Provence à lui verser une indemnité de 2 232 515 euros en réparation du préjudice résultant de son éviction irrégulière du marché. Par un jugement du 11 juin 2019, le tribunal administratif de Marseille a résilié ce marché à compter du 11 mars 2020 et a condamné la métropole Aix-Marseille Provence à verser une somme de 109 904,34 euros à la société SMA Vautubière. Par un arrêt du 7 décembre 2020, la cour administrative d’appel de Marseille, après avoir jugé que le tribunal administratif avait, à bon droit, déclaré irrégulière l’éviction de la société SMA Vautubière et résilié le marché attaqué, a, avant dire droit, ordonné une expertise, avant de statuer sur les conclusions indemnitaires de la société SMA Vautubière. L’expert a déposé son rapport le 23 février 2022. Par un arrêt du 16 octobre 2023, la cour administrative d’appel de Marseille a porté la condamnation de la métropole Aix-Marseille Provence à la somme de 1 742 190 euros. Par deux pourvois qu’il y a lieu de joindre pour statuer par une seule décision, la métropole Aix-Marseille Provence demande l’annulation des arrêts du 7 décembre 2020 et du 16 octobre 2023 de la cour administrative d’appel de Marseille.
Sur l’arrêt attaqué du 7 décembre 2020 :
2. En premier lieu, le moyen tiré de ce que la minute de l’arrêt attaqué ne comporterait pas les mentions prescrites par les dispositions de l’article R. 741-7 du code de justice administrative manque en fait.
3. En deuxième lieu, c’est par une appréciation souveraine, exempte de dénaturation, que la cour administrative d’appel de Marseille a jugé que la métropole Aix-Marseille Provence n’avait pas fondé sa décision d’exclusion de la société SMA Vautubière sur les dispositions du 2° du I de l’article 48 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics mais sur celles du 5° du I du même article relatives à une situation de conflit d’intérêts.
4. En dernier lieu, la cour n’a relevé qu’à titre surabondant que la métropole Aix-Marseille Provence n’aurait pu fonder sa décision d’exclusion de la société SMA Vautubière sur les dispositions du 2° du I de l’article 48 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics. Par suite, les moyens soulevés à l’encontre de ces motifs de l’arrêt attaqué sont inopérants.
5. Il résulte de ce qui précède, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les fins de non-recevoir opposées par la société SMA Vautubière, que la métropole Aix-Marseille Provence n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt du 7 décembre 2020 qu’elle attaque.
Sur l’arrêt attaqué du 16 octobre 2023 :
6. D’une part, lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de la procédure d’attribution, il appartient au juge de vérifier d’abord si l’entreprise était ou non dépourvue de toute chance de remporter le contrat. Dans l’affirmative, l’entreprise n’a droit à aucune indemnité. Dans la négative, elle a droit en principe au remboursement des frais qu’elle a engagés pour présenter son offre. Il convient ensuite de rechercher si l’entreprise avait des chances sérieuses d’emporter le contrat. Dans un tel cas, l’entreprise a droit à être indemnisée de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu’ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l’offre qui n’ont donc pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique. D’autre part, lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat public demande la réparation du préjudice qu’il estime avoir subi du fait de l’irrégularité ayant, selon lui, affecté la procédure ayant conduit à son éviction, il appartient au juge, si cette irrégularité et si les chances sérieuses de l’entreprise d’emporter le contrat sont établies, de vérifier qu’il existe un lien direct de causalité entre la faute en résultant et le préjudice dont le candidat demande l’indemnisation. Il lui incombe aussi d’apprécier dans quelle mesure ce préjudice présente un caractère certain, en tenant compte notamment, s’agissant des contrats dans lesquels le titulaire supporte les risques de l’exploitation, de l’aléa qui affecte les résultats de cette exploitation et de la durée de celle-ci. Enfin, dans le cas où le contrat a été résilié par la personne publique, il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un préjudice directement causé par l’irrégularité et en évaluer le montant, de tenir compte des motifs et des effets de cette résiliation, afin de déterminer quels auraient été les droits à indemnisation du concurrent évincé si le contrat avait été conclu avec lui et si sa résiliation avait été prononcée pour les mêmes motifs que celle du contrat irrégulièrement conclu.
7. Le manque à gagner de l’entreprise est évalué par la soustraction du total du chiffre d’affaires non réalisé de l’ensemble des charges variables et de la quote-part des coûts fixes affectée à l’exécution du marché.
8. La cour administrative d’appel de Marseille a jugé qu’il n’y avait pas lieu, pour évaluer le manque à gagner, de tenir compte des coûts fixes, sauf à démontrer l’existence de coûts fixes supplémentaires induits par l’obtention du marché. En subordonnant ainsi la prise en compte des coûts fixes dans le calcul du manque à gagner à l’existence de frais supplémentaires induits par l’obtention du marché, alors qu’il lui appartenait de soustraire la part des coûts fixes de la société SMA Vautubière qui aurait été affectée à l’exécution du marché si elle en avait été titulaire, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit.
9. Il résulte de ce qui précède, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que la métropole Aix-Marseille Provence est fondée à demander l’annulation de l’arrêt du 16 octobre 2023 qu’elle attaque.
Sur les frais du litige :
10. Il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions présentées par les parties au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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