Lorsqu’un vice de qualification d’un accord-cadre contamine la procédure d’attribution des marchés subséquents, le titulaire qui n’en a pas contesté la qualification de l’accord-cadre ne peut plus invoquer cet argument pour contester la procédure d’attribution des marchés subséquents.
L’article L. 551-1 du code de justice administrative prévoit les conditions d’ouverture du référé précontractuel contre les contrats des pouvoirs adjudicateurs. Aux termes de l’article L. 551-10, « les personnes habilitées à engager les recours prévues aux articles L. 551-1 et L. 551-5 sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat ou à entrer au capital d’une société d’économie mixte et qui sont susceptibles d’être lésées par le manquement invoqué ». De jurisprudence constate depuis un arrêt Smirgeomes (CE, sect., 3 oct. 2008, n° 305420), le juge administratif en déduit que l’entreprise qui saisit le juge du référé précontractuel doit se prévaloir de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente.
En 2023, le ministère des armées avait conclu un accord-cadre multi attributaire à marchés subséquents au terme d’une procédure dérogatoire, bénéfice qu’il tirait de la qualification donnée à l’accord-cadre de marché de défense et de sécurité. En 2024, la procédure de passation du sixième marché subséquent a abouti au rejet de l’offre d’un des groupements attributaires. Ce dernier a alors contesté devant le juge la procédure d’attribution du marché subséquent, elle-même dérogatoire et elle-même fondée sur la qualification donnée à ce marché de marché de défense et de sécurité.
Le tribunal administratif de Versailles vient dans un premier temps confirmer que cette qualification est entachée d’erreur. En effet, seuls peuvent recevoir cette qualification les marchés de l’État ou de ses établissements publics dont l’objet répond à l’un des cas mentionnés à l’article L. 1113-1 du code de la commande publique. En l’occurrence, l’accord-cadre avait pour objet de la location de véhicules sans chauffeur destinés au transport routier longue distance, de marchandises et de moyens routiers. S’agissant d’un marché de fournitures au sens du code, et des informations protégées ou classifiées n’entrant pas en ligne de compte, les 2° et 4° de l’article L.1113-1 sont insusceptibles de fonder la qualification de marché de défense ou de sécurité. De plus, le tribunal constate que les vecteurs objets de l’accord-cadre relèvent des gammes commerciales et ne nécessitent aucun aménagement important propre à un usage à des fins militaires, devant même être restitués au fournisseur sans précaution particulière à l’issue du contrat (1°). Il juge également que, bien que destinés à transporter du matériel militaire, la location de ces vecteurs ne peut pas être regardée comme « directement liée » à de tels équipements (4°).
En dépit de cette reconnaissance de l’existence d’un vice entachant l’accord-cadre, et alors même que ce vice contamine nécessairement la procédure d’attribution des marchés subséquents, le tribunal administratif vient immédiatement écarter ce moyen comme irrecevable. En effet, le requérant qui l’invoque se trouve être titulaire de l’accord-cadre et n’avoir jamais remis en cause cette même qualification lors de la procédure d’attribution dudit accord-cadre. Le tribunal administratif renvoie par là l’entreprise à sa responsabilité d’avoir accepté cette qualification lorsque cela jouait à son avantage.
Considérant ce qui suit :
1. Le groupement constitué par les sociétés Fraikin Assets et Fraikin France est au nombre des attributaires, depuis le 12 juin 2023, d’un accord cadre multi attributaires à marchés subséquents, qualifié de marché de défense et de sécurité, pour la ” location sans chauffeur de véhicules légers, tracteurs, porteurs, remorques et semi-remorques, destinés au transport routier longue distance, de marchandises (y compris de marchandises dangereuses de classe 1) et de moyens routiers, fournitures et prestations associées au profit du MINARM “. En 2024, le ministère des armées a engagé la procédure de passation du marché subséquent n° 6, portant sur la ” location longue durée avec prestations associées, sans conducteur, de vecteurs routiers neufs de type tracteur routier et semi-remorque destinés au transport routier longue distance, de fret palettisé ou en colis, au profit de l’armée de l’Air et de l’Espace “. Il prévoit la location pour une durée de 6 ans de 75 tracteurs routiers de types ” N3 “, c’est-à-dire de ” véhicule[s] conçu[s] et construit[s] pour le transport de marchandises ayant un poids maximal supérieur à 12 tonnes ” et de 56 semi-remorques de types ” O4 “, c’est-à-dire de ” véhicule[s] remorqué[s] ayant un poids maximal supérieur à 10 tonnes “. Par un courrier du 16 juillet 2024, le directeur de la plate-forme affrètement transport du service du commissariat des armées, représentant le pouvoir adjudicateur, a informé le directeur de la société Fraikin Assets du rejet de son offre, classée en troisième position avec une note globale de 784,10/1000. Le courrier précise que l’offre des sociétés se classe en première position avec une note de 561,73/600 sur le critère financier, en quatrième position sur le critère des délais avec une note égale à 122,37/300 et en première position ex-aequo sur le critère technique avec une note de 100/100. Il précise également que la société Clovis, attributaire, a obtenu une note globale de 878,88/1000. Estimant que le groupement qu’elles constituent a été évincé irrégulièrement, les sociétés Fraikin Assets et Fraikin France demandent par la présente requête, l’annulation de cette procédure de passation.
Sur les conclusions à fin d’injonction de communication de documents :
2. Les sociétés Fraikin Assets et Fraikin France ont été informées des motifs du rejet de l’offre du groupement, de ses notes et positions sur chacun des critères ainsi que de celles de l’attributaire. Elles ont donc été mises en mesure de contester utilement le rejet de l’offre de leur groupement dans le cadre de la présente instance. Les conclusions tendant à la communication du rapport d’analyse des offres ou des éléments précis relatifs à l’offre de l’attributaire ne peuvent donc en tout état de cause qu’être rejetées.
Sur les conclusions à fin d’annulation et d’injonction présentées sur le fondement de l’article L. 551-1 du code de justice administrative :
3. Aux termes de l’article L. 551-1 du code de justice administrative : ” Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu’il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l’exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d’exploitation, la délégation d’un service public ou la sélection d’un actionnaire opérateur économique d’une société d’économie mixte à opération unique. () Le juge est saisi avant la conclusion du contrat. “.
4. Il résulte de ces dispositions qu’il appartient au juge du référé précontractuel de se prononcer sur les manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence incombant à l’acheteur, invoqués à l’occasion de la passation d’un contrat. En vertu de ces mêmes dispositions, les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements de l’acheteur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles susceptibles d’être lésées par de tels manquements. Il appartient dès lors au juge du référé précontractuel de rechercher si l’entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente.
En ce qui concerne le recours à la procédure de négociation :
5. Aux termes de l’article L. 1113-1 du code de la commande publique : ” Un marché de défense ou de sécurité est un marché conclu par l’État ou l’un de ses établissements publics et ayant pour objet : / 1° La fourniture d’équipements, y compris leurs pièces détachées, composants ou sous-assemblages, qui sont destinés à être utilisés comme armes, munitions ou matériel de guerre, qu’ils aient été spécifiquement conçus à des fins militaires ou qu’ils aient été initialement conçus pour une utilisation civile puis adaptés à des fins militaires ; / () / 3° Des travaux, fournitures et services directement liés à un équipement mentionné au 1° ou au 2°, y compris la fourniture d’outillages, de moyens d’essais ou de soutien spécifique, pour tout ou partie du cycle de vie de l’équipement. Pour l’application du présent alinéa, le cycle de vie de l’équipement est l’ensemble des états successifs qu’il peut connaître, notamment la recherche et développement, le développement industriel, la production, la réparation, la modernisation, la modification, l’entretien, la logistique, la formation, les essais, le retrait, le démantèlement et l’élimination ; / () “.
6. Il résulte de l’instruction que les vecteurs objets du marché subséquent n°6, qu’il s’agisse des tracteurs de catégorie N3 ou des semi-remorques de catégorie O4, relèvent de la gamme commerciale. S’ils sont soumis à des attendus techniques, il ne résulte pas de l’instruction qu’ils nécessiteraient des aménagements importants, propres à un usage à des fins militaires au sens des dispositions précitées, n’ayant pas en particulier vocation à transporter des explosifs. Ils n’ont pas été spécifiquement conçus à des fins militaires ou adaptés à de telles fins. Les vecteurs en cause, aux termes de l’article 6 du cahier des clauses techniques particulières du marché subséquent n°6, renvoyant à l’article 6 de l’accord cadre, devront d’ailleurs être restitués à l’attributaire sans précaution particulière, autre que celle de leur état général. Par ailleurs, s’il n’est pas contesté qu’ils ont vocation à transporter des équipements, entiers ou des pièces détachées et composants ou sous-assemblages, qui sont destinés à être utilisés comme armes ou matériel de guerre, qu’il s’agisse notamment d’armement individuel, de composants d’avions ou d’appareils de détection, vocation qui justifie que les vecteurs ne puissent pas être géolocalisés, la fourniture desdits vecteurs ne peut être regardée comme directement liée à un équipement mentionné au 1° ou au 2° de l’article L. 1113-1 du code de la commande publique. Les matériels à donner en location en application du marché subséquent n°6 ne peuvent donc pas être regardés, eu égard à leurs caractéristiques, comme relevant par nature d’un marché de défense ou de sécurité.
7. Néanmoins, il est constant que le marché subséquent n°6 a été attribué dans le cadre de l’accord cadre dont les requérants sont au nombre des attributaires, au terme d’une procédure de négociation. Il est constant également que le marché subséquent n°6 est issu de l’accord-cadre n°2022-012-2023-053-00-00 attribué aux sociétés requérantes le 12 juin 2023, et que cet accord, qui prévoit également la location de vecteurs EXIII destinés et adaptés au transport de matières explosibles, a été qualifié de marché de défense et de sécurité. Les sociétés Fraikin Assets et Fraikin France, qui n’ont pas contesté la qualification de marché de défense et de sécurité de l’accord cadre dont elles sont au nombre des attributaires, ne peuvent pas utilement soutenir que le marché subséquent qui en est issu ne pouvait pas recevoir cette qualification, ni donc par voie de conséquence que la procédure de négociation ne lui était pas applicable ou qu’elle est susceptible de les avoir lésées.
En ce qui concerne le critère du délai :
8. Aux termes de l’article L. 2152-7 du code de la commande publique : ” Le marché est attribué au soumissionnaire ou, le cas échéant, aux soumissionnaires qui ont présenté l’offre économiquement la plus avantageuse sur la base du critère du prix ou du coût. L’offre économiquement la plus avantageuse peut également être déterminée sur le fondement d’une pluralité de critères non discriminatoires et liés à l’objet du marché ou à ses conditions d’exécution, parmi lesquels figure le critère du prix ou du coût et un ou plusieurs autres critères comprenant des aspects qualitatifs, environnementaux ou sociaux. Les modalités d’application du présent alinéa sont prévues par voie réglementaire.() ; “. Aux termes de l’article R. 2152-7 du même code : ” Pour attribuer le marché au soumissionnaire ou, le cas échéant, aux soumissionnaires qui ont présenté l’offre économiquement la plus avantageuse, l’acheteur se fonde : 1° Soit sur un critère unique qui peut être : a) Le prix, à condition que le marché ait pour seul objet l’achat de services ou de fournitures standardisés dont la qualité est insusceptible de variation d’un opérateur économique à l’autre ; b) Le coût, déterminé selon une approche globale qui peut être fondée sur le coût du cycle de vie défini à l’article R. 2152-9 ; /2° Soit sur une pluralité de critères non-discriminatoires et liés à l’objet du marché ou à ses conditions d’exécution, parmi lesquels figure le critère du prix ou du coût et un ou plusieurs autres critères comprenant des aspects qualitatifs, environnementaux ou sociaux. Il peut s’agir des critères suivants : a) La qualité, y compris la valeur technique (..) ; b) Les délais d’exécution, les conditions de livraison, le service après-vente et l’assistance technique, la sécurité des approvisionnements, l’interopérabilité et les caractéristiques opérationnelles ; (). “.
9. Il résulte de l’instruction que, s’agissant du critère des délais, l’offre du groupement a été classée quatrième avec une note de 122,37/300 et que l’offre de la société Clovis a été classée deuxième avec une note de 218,21/300. Les requérantes soutiennent que le critère du délai n’a pas permis de distinguer les offres selon leurs mérites respectifs et les a lésées car au moins quatre candidats étaient en mesure de livrer les vecteurs le 1er mars 2025, date du besoin d’en disposer après l’expiration de son propre contrat de location courant jusqu’au 28 février 2025, et que l’application de ce critère n’a pas mis le ministre en mesure de retenir l’offre économiquement la plus avantageuse, en méconnaissance des dispositions précitées de l’article L. 2152-7 du code de la commande publique. Il résulte de l’article 2.2 du cahier des clauses techniques particulières de l’accord cadre que les délais de mise à disposition comprennent les délais de vérification de la conformité des vecteurs. L’article 2.3 du même document prévoit en outre un cadencement de la mise à disposition, donné par le titulaire du marché. Le cahier des clauses administratives particulières du marché subséquent en litige stipule en son article 1.2 que le marché comporte deux phases d’exécution, à savoir une phase de mise à disposition et une phase de location des vecteurs et prestations associées, débutant à compter de la mise à disposition du dernier vecteur livré. Il ne résulte donc pas de l’instruction qu’une livraison des vecteurs le 1er mars 2025 ne risquait pas d’entrainer une rupture capacitaire pour le ministère des armées et que le critère du délai, qui s’inscrivait dans une mise à disposition progressive des vecteurs avant utilisation, était dépourvu d’utilité. Les requérantes ne justifient donc pas que l’application de ce critère serait susceptible de les avoir lésées.
En ce qui concerne le critère technique :
10. Si les requérantes soutiennent que le critère technique a été neutralisé par le pouvoir adjudicateur au regard de la note maximale obtenue par tous les candidats, ce moyen n’a été soulevé qu’à l’audience et n’a pas été repris à l’écrit. Il est donc irrecevable et ne peut qu’être écarté.
En ce qui concerne la régularité de l’offre de la société Clovis :
11. Il n’appartient pas au juge des référés précontractuels, qui doit seulement se prononcer sur le respect, par le pouvoir adjudicateur, des obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation d’un contrat, de se prononcer sur l’appréciation portée sur la valeur d’une offre ou les mérites respectifs des différentes offres. Dans ces conditions, les sociétés Fraikin Assets et Fraikin France ne peuvent utilement soutenir que l’offre de la société Clovis était irrégulière au motif que le délai de mise à disposition qu’elle aurait proposé n’était pas réaliste.
En ce qui concerne la notation du critère financier :
12. Il est constant que le pouvoir adjudicateur s’est trompé dans la mise en œuvre de la méthode de notation du critère financier en attribuant au groupement constitué par les requérantes une note de 561,73/600 alors qu’il aurait dû se voir attribuer une note de 600, étant le moins-disant, en application de l’article 6 du règlement de consultation. Il résulte toutefois de l’instruction, après que le ministre a communiqué le prix proposé par la société Clovis ainsi que l’y invitaient les requérantes, que cette erreur, au regard de la différence réduite entre les montants totaux des devis quantitatifs estimatifs du groupement et de la société Clovis, ne modifiait pas le classement des offres et qu’elle n’était pas susceptible d’avoir lésé les requérantes.
13. Il suit de là, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée par la société Clovis relative à l’irrecevabilité des conclusions à fin d’annulation, que les conclusions présentées sur le fondement de l’article L. 551-1 du code de justice administrative par les sociétés Fraikin assets et Fraikin France doivent être rejetées.
Sur les frais liés au litige :
14. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l’État, qui n’est pas dans la présente instance la partie perdante, la somme demandée par les sociétés Fraikin Assets et Fraikin France au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
15. Il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge des requérantes la somme que la société Clovis et le ministre des armées demandent au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
O R D O N N E :