Le décompte d’un marché de fourniture acquiert un caractère définitif après expiration du délai pour présenter une réclamation. Ce caractère définitif du décompte s’oppose à ce que le titulaire du marché invoque le caractère mal-fondé de la créance pour faire opposition à un titre exécutoire. Cependant le titulaire qui conteste un solde débiteur n’a pas à chiffrer ses prétentions que son désaccord produise un effet utile et empêche le décompte d’acquérir un caractère définitif.
Si l’article 12 du CCAG-Travaux (2021) précise que le décompte général d’un marché de travaux acquiert un caractère définitif, l’article 11.7 du CCAG-Fournitures courantes et services (2021) en revanche ne dit rien du caractère du solde du marché.
Dans un arrêt du 3 juin 2024, la cour administrative d’appel de Marseille a eu à connaître d’un litige entre la commune de Signes et le titulaire d’un accord-cadre de fournitures. En l’espèce, des paiements effectués sur la base d’une mauvaise application du bordereau des prix unitaires avait été remis en cause par l’acheteur dans le décompte du marché. Le décompte notifié par lui affichait un solde débiteur, sur la base duquel un titre exécutoire avait été émis.
La cour se fonde sur l’ex-article 47.2 du CCAG-FCS (2009) (aujourd’hui 46.2), non formellement invoqué par la commune, pour trancher le litige. Celui-ci traite en réalité de la procédure de règlement des différends, et prévoit que tout différend doit faire l’objet d’une lettre en réclamation qui expose à la fois motifs du désaccord et le montant des sommes réclamées, dans un délai de deux mois et à peine de forclusion.
Sur cette base, la cour juge que de manière générale une fois le délai de réclamation expirée, la forclusion implique une irrévocabilité de la créance : « le titulaire d’un marché public ne peut, à l’appui d’une opposition formée contre un titre exécutoire émis en vue du recouvrement du solde débiteur de son marché, invoquer le caractère mal fondé de cette créance dans l’hypothèse où l’acheteur public lui oppose à bon droit le caractère définitif de son décompte ». Cette position rapproche ainsi les marchés de fournitures des marchés de travaux, le principe d’intangibilité du décompte général de travaux emportant pour conséquence principale l’impossibilité absolue, pour l’une ou l’autre des parties, de le remettre en cause (CE, 7 juin 2024, Sté Entreprise Construction Bâtiment, n° 490468).
En l’espèce, toutefois, le caractère définitif du décompte n’était pas acquis. En effet, le titulaire avec exposé son désaccord et les motifs à son soutien par voie d’avocat, le 29 mars 2021 soit moins de deux après la signification du décompte du marché.
La cour juge qu’il n’avait pas, par ailleurs, à préciser le montant des sommes réclamées, puisqu’il s’opposait seulement à la restitution des sommes déjà versées antérieurement à l’émission du décompte, sans réclamer le paiement d’une somme quelconque. Le CCAG prévoit effectivement que le titulaire a l’obligation d’indiquer « le cas échéant, le montant des sommes réclamées ». Par conséquent, ce désaccord présenté en temps utile et dans les formes requises a permis de faire obstacle à l’acquisition d’un caractère définitif par le décompte du marché.
La conclusion sera d’autant mieux accueillie par l’entreprise en l’espèce qu’il s’avère que le solde débiteur réclamé par la commune au titre d’un trop-payé étaient non seulement dues par elles, mais également bien inférieures à ce qu’elle aurait dû normalement verser au titulaire.
Considérant ce qui suit :
1. Le 11 janvier 2018, la commune de Signes (Var) et M. A… ont conclu un accord-cadre d’une durée de quatre ans ayant pour objet la réalisation de prestations d’hébergement, de mise à niveau, de maintenance et d’exploitation du site internet de la commune. Alors que le maximum des paiements au titre de ce marché, qui était fixé à 80 000 euros, avait presque été atteint, la commune a, le 26 février 2021, décidé de résilier ce marché aux torts de M. A… et adressé à ce dernier un décompte de liquidation du marché faisant apparaître un solde débiteur de 31 248 euros, correspondant selon elle à des sommes indûment versées. Le 29 mars 2021, la commune a émis un titre de recettes en vue du recouvrement de cette créance. M. A… a alors saisi le tribunal administratif de Toulon d’une opposition à ce titre. Par le jugement attaqué, dont la commune relève appel, le tribunal administratif de Toulon a déchargé M. A… de l’obligation de payer correspondante, au motif que le décompte de résiliation mettait au débit de M. A… la restitution de paiements indus, qui ne figuraient pas au nombre des sommes pouvant être portées à son débit en application de l’article 44 du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de techniques de l’information et de la communication.
Sur l’appel principal de la commune de Signes :
En ce qui concerne la régularité du jugement :
2. Aux termes de l’article R. 611-7 du même code : ” Lorsque la décision lui paraît susceptible d’être fondée sur un moyen relevé d’office, le président de la formation de jugement ou le président de la chambre chargée de l’instruction en informe les parties avant la séance de jugement et fixe le délai dans lequel elles peuvent, sans qu’y fasse obstacle la clôture éventuelle de l’instruction, présenter leurs observations sur le moyen communiqué. “.
3. Dans ses écritures de première instance, M. A… s’était seulement contenté de citer l’article 44 du cahier des clauses administratives générales en indiquant, sans plus de précision, que ” le décompte de liquidation produit ne répond aucunement aux exigences susvisées de sorte que ce dernier est entaché d’illégalité et qu’il ne peut servir de fondement au titre exécutoire attaqué “.
4. En estimant, au vu de ces écritures, que M. A… soulevait le moyen tiré de ce que les versements indus mis son débit n’étaient pas au nombre des sommes susceptibles d’être portées au débit du titulaire en vertu de l’article 44.3 du cahier des clauses administratives générales, et en annulant pour ce motif le titre exécutoire comme entaché d’un ” défaut de base légale “, les premiers juges ont méconnu la portée des écritures de M. A…. Ils doivent donc être regardés comme ayant soulevé d’office un moyen, qui n’était d’ailleurs pas d’ordre public, sans en avoir, comme l’exigent les dispositions précitées de l’article R. 611-7 du code de justice administrative, préalablement informé les parties.
5. Il en résulte que le jugement, qui est irrégulier, doit être annulé. Il y a lieu, pour la Cour, d’évoquer l’affaire et d’y statuer immédiatement.
Sur le bien-fondé de la créance :
En ce qui concerne le caractère définitif de la résiliation et du décompte :
6. Pour s’opposer à l’opposition de M. A…, la commune de Signes invoque le caractère définitif de sa créance, faute de contestation, par l’intéressé, de la décision de résiliation et du décompte de liquidation.
7. Ce faisant, elle doit être regardée comme invoquant l’article 47.2 du cahier des clauses administratives générales de son marché, aux termes duquel : ” 47. 2. Tout différend entre le titulaire et le pouvoir adjudicateur doit faire l’objet, de la part du titulaire, d’une lettre de réclamation exposant les motifs de son désaccord et indiquant, le cas échéant, le montant des sommes réclamées. Cette lettre doit être communiquée au pouvoir adjudicateur dans le délai de deux mois courant à compter du jour où le différend est apparu, sous peine de forclusion. “.
8. En effet, le titulaire d’un marché public ne peut, à l’appui d’une opposition formée contre un titre exécutoire émis en vue du recouvrement du solde débiteur de son marché, invoquer le caractère mal fondé de cette créance dans l’hypothèse où l’acheteur public lui oppose à bon droit le caractère définitif de son décompte.
9. Toutefois, M. A…, à qui la commune avait signifié, par exploit d’huissier du 5 mars 2021, la décision de résiliation et le décompte de liquidation a, par l’intermédiaire de son avocat, contesté, le 29 mars 2021, l’existence de surfacturations. De la sorte, il a donc exposé les motifs d’un désaccord portant sur le décompte de liquidation. Il n’avait pas, par ailleurs, à préciser le montant des sommes réclamées, puisqu’il s’opposait seulement à la restitution des sommes déjà versées antérieurement à l’émission du décompte, sans réclamer le paiement d’une somme quelconque. Cette lettre de réclamation, présentée dans le délai de réclamation de deux mois, faisait obstacle à ce que le décompte de résiliation devînt définitif.
En ce qui concerne l’existence de versements indus :
10. A l’appui de son opposition, M. A… soutient que ces facturations étaient conformes au marché.
11. Il résulte de l’instruction que les facturations considérées comme indues par la commune de Signes correspondent à vingt-quatre applications, dont douze en 2018, neuf en 2019 et trois en 2020, du prix n° 02.01 du bordereau des prix unitaires, d’un montant de 1 302 euros.
12. Il résulte du bordereau des prix unitaires que le prix n° 02.01 est un ” forfait annuel ” correspondant à la ” à mise à jour du site internet communal, incluant, sur la base de 30 pages modifiées : – mises à jour des textes et commentaires au format HTML / – Mises à jour des photos et des illustrations / – Modifications des photos dans les animations et montages / – Modifications du contenu des tableaux et trombinoscopes / – Formatages des rapports et comptes rendus au format PDF / – Transferts des fichiers PDF par FTP et modification des liens “.
13. Par ailleurs, ce prix forfaitaire annuel est complété par un prix unitaire n° 02.02 de 200 euros l’unité correspondant à la ” plus-value au prix n° 02.01 par page supplémentaire “.
14. Il résulte de la combinaison de ces stipulations que la rémunération devant être perçue par M. A… au titre des prix nos 02.01 et 02.02 correspond à un forfait annuel unique de 1 302 euros dans l’hypothèse où le nombre de pages dont le contenu a été modifié dans l’année à la suite d’une demande de la commune est inférieur ou égal à trente, rémunération à laquelle s’ajoute, pour chaque page modifiée supplémentaire au-delà de la trentième, une rémunération de 200 euros.
15. Il résulte de l’instruction que les bons de commande adressés par la commune, au lieu d’appliquer le prix unitaire n° 02.02 aux pages modifiées au-delà de la trentième page, font application du prix forfaitaire annuel de 1 302 euros pour chaque tranche de trente modifications faites à la demande de la commune, en listant dans une annexe les modifications effectuées pendant le mois qui vient de s’écouler.
16. Or, si les bons de commande ainsi émis par la commune font irrégulièrement application du prix forfaitaire n° 02.01, cette erreur de facturation s’est faite au détriment de M. A…, dès lors que toutes les modifications faites au-delà de la trentième page modifiée auraient dû être facturées au prix unitaire de 200 euros, ce qui aurait conduit, pour chaque bon de commande, à des montants de rémunération nettement supérieurs.
17. Il en résulte que, même si les bons de commande émis par la commune procèdent d’une inexacte application des stipulations contractuelles, ils ne se sont pour autant traduits par aucun versement indu à M. A…, lequel, en vertu du contrat, avait droit à une rémunération supérieure. Dès lors, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens présentés par M. A…, la demande, présentée à titre principal par ce dernier, et tendant à ce qu’il soit déchargé de l’obligation de payer la somme mise à sa charge par l’avis contesté, doit être accueillie.
Sur les conclusions d’appel incident de M. A… :
18. M. A…, qui ne sollicite pas de rémunération complémentaire, se borne à contester le motif du jugement par lequel les premiers juges ont retenu que le contrat n’était pas parvenu à son terme, mais avait été résilié. Toutefois, compte tenu de l’annulation du jugement, cette demande est devenue sans objet.
Sur les frais liés au litige :
19. L’article L. 761-1 du code de justice administrative fait obstacle à ce qu’une somme soit laissée à la charge de M. A…, qui n’est pas la partie perdante dans la présente instance. Dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de mettre à la charge de la commune de Signes une somme de 3 000 euros à verser à M. A… en remboursement des frais exposés par celui-ci et non compris dans les dépens exposés en première instance et en appel.
DÉCIDE :