Les moyens de preuve de la disponibilité des capacités d’un tiers pendant l’exécution du marché, en temps qu’ils se rattachent à l’offre de l’opérateur économique, ne peuvent pas être transmis après la date limite de remise des plis. Un complément apporté sur ce point ne constitue pas une simple régularisation de candidature mais une modification substantielle de l’offre.
Aux termes de l’article R. 2142-3 du code de la commande publique, « un opérateur économique peut avoir recours aux capacités d’autres opérateurs économiques, quelle que soit la nature juridique des liens qui l’unissent à ces opérateurs » pour faire admettre sa candidature comme suffisante. Dans une affaire jugée le 3 mai 2024, le tribunal administratif de Rouen a eu l’occasion de préciser les dispositions de l’article R. 2143-12 qui exige, par ailleurs, que le candidat qui s’appuie sur la capacité d’autres opérateurs rapporte la preuve qu’il en disposera pour l’exécution du marché.
En l’espèce, le règlement de la consultation requérait la production de la certification Qualibat 1413 – Montage d’échafaudages fixes technicité supérieure, ou de références équivalentes de travaux de restauration d’édifices classés Monuments Historiques. La société Normandie Rénovation n’avait pas produit la certification mais précisait, dans son mémoire technique, qu’elle était « susceptible de recourir à un sous-traitant qui aurait les capacités techniques et moyens adaptés au projet ».
Cet élément n’est pas admis comme moyen de preuve suffisant par le tribunal qui note qu’aucun engagement écrit d’exécuter les travaux n’avait été produit.
Par ailleurs, l’acheteur avait entrepris d’inviter la société à régulariser son dossier en produisant les renseignements de capacité nécessaires s’agissant du sous-traitant auquel elle envisageait de recourir. Le tribunal souligne toutefois que ni l’article R. 2144-2 ni l’article R. 2144-6 du code ne permet à l’acheteur de compléter le dossier de l’entreprise pour assurer sa recevabilité. Le second lui permet de demander d’apporter des précisions ou des compléments à un dossier recevable. Le premier lui donne la faculté de demander aux candidats de compléter un dossier de candidature s’agissant de renseignements ou de documents strictement liés à leur propre capacité technique et financière.
En effet, la décision de recourir à la sous-traitance est un élément intrinsèque de l’offre, au-delà de constituer un moyen de consolider sa candidature. En conséquence, la Cour de justice a pu juger qu’un opérateur ne peut transmettre, après la date limite de remise de plis, des documents ne figurant pas dans son offre initiale tels qu’un contrat avec un tiers et l’engagement de ce dernier de mettre ses capacités à disposition de l’opérateur candidat (CJUE, 4 mai 2017, C-387/14, Esaprojekt sp. z o.o.).
En l’espèce, l’acheteur avait permis à l’entreprise dont la candidature était incomplète de transmettre, après la date limite de remise des offres, la déclaration de sous-traitance qui faisait défaut. Le tribunal note que ce complément ne représente pas une simple clarification ponctuelle ou une correction d’erreurs matérielles manifestes, mais constitue une modification substantielle et significative de son offre initiale.
En conséquence la décision de l’acheteur de retenir l’offre présentée par la société Normandie Rénovation est jugée fautive et propre à fonder le droit à indemnisation du manque à gagner de la société classée en deuxième position.
Considérant ce qui suit :
1. Par un avis d’appel public à la concurrence publié le 29 juin 2021, modifié le 28 juillet suivant, la commune de Rouen a lancé une procédure d’appel d’offres ouvert en vue de l’attribution d’un marché de travaux portant sur la restauration du massif occidental et des vitraux du bras sud du transept de l’abbatiale Saint-Ouen. La société T.E.R.H. Monuments Historiques a présenté une offre pour le lot n° 1 ” maçonnerie – pierre de taille ” du marché. Elle a été informée, par un courrier du 28 septembre 2021, du rejet de son offre, classée en deuxième position, et de l’attribution de ce lot à la société Normandie Rénovation. La société T.E.R.H. Monuments Historiques a demandé l’annulation de la procédure de passation de ce marché. Par une ordonnance n°2103807 du 25 octobre 2021, la juge des référés précontractuels du tribunal a annulé la procédure de passation au stade de l’analyse des candidatures au motif que la commune de Rouen avait commis une erreur manifeste dans l’appréciation des capacités de la société Normandie Rénovation. Après avoir repris la procédure de passation au stade de l’analyse des candidatures, le pouvoir adjudicateur a de nouveau sélectionné l’offre de la société Normandie Rénovation. La société T.E.R.H. Monuments Historiques, qui a été informée du rejet de son offre par courrier du 25 janvier 2022, a demandé l’annulation de la procédure de passation de ce marché. La juge des référés précontractuels du tribunal a rejeté son recours par une ordonnance n°2200384 du 23 février 2022. Dans le cadre de la présente instance, la société demande la condamnation de la commune de Rouen à réparer le préjudice subi du fait de sa perte de chance sérieuse d’obtenir le marché litigieux, évalué à 979 961,56 euros HT ainsi que le préjudice subi résultant des frais exposés pour soumissionner à celui-ci s’élevant à 20 000 euros HT.
2. Indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l’excès de pouvoir contre les clauses réglementaires d’un contrat ou devant le juge du référé contractuel sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du code de justice administrative, tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles. Les requérants peuvent éventuellement assortir leur recours de conclusions indemnitaires ainsi que d’une demande tendant, sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, à la suspension de l’exécution du contrat. Le représentant de l’Etat dans le département et les membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, compte tenu des intérêts dont ils ont la charge, peuvent invoquer tout moyen à l’appui du recours ainsi défini. Les autres tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office.
Sur les conclusions à fin d’indemnisation :
En ce qui concerne l’irrégularité de la procédure de passation :
3. Aux termes de l’article L. 2142-1 du code de la commande publique :
” L’acheteur ne peut imposer aux candidats des conditions de participation à la procédure de passation autres que celles propres à garantir qu’ils disposent de l’aptitude à exercer l’activité professionnelle, de la capacité économique et financière ou des capacités techniques et professionnelles nécessaires à l’exécution du marché. / Ces conditions sont liées et proportionnées à l’objet du marché ou à ses conditions d’exécution. “. Aux termes de l’article R. 2142-1 du même code : ” Les conditions de participation à la procédure de passation relatives aux capacités du candidat mentionné à l’article L. 2142-1, ainsi que les moyens de preuve acceptables, sont indiqués par l’acheteur dans l’avis d’appel à la concurrence ou dans l’invitation à confirmer l’intérêt ou, en l’absence d’un tel avis ou d’une telle invitation, dans les documents de la consultation. “. Aux termes de l’article R. 2142-3 de ce code : ” Un opérateur économique peut avoir recours aux capacités d’autres opérateurs économiques, quelle que soit la nature juridique des liens qui l’unissent à ces opérateurs. () “.
4. En outre, aux termes de l’article R. 2143-3 du code de la commande publique : ” Le candidat produit à l’appui de sa candidature () 2° Les renseignements demandés par l’acheteur aux fins de vérification de l’aptitude à exercer l’activité professionnelle, de la capacité économique et financière et des capacités techniques et professionnelles du candidat. “. Aux termes de l’article R. 2143-12 du même code : ” Si le candidat s’appuie sur les capacités d’autres opérateurs économiques, il justifie des capacités de ce ou ces opérateurs économiques et apporte la preuve qu’il en disposera pour l’exécution du marché. Cette preuve peut être apportée par tout moyen approprié. “. Aux termes de son article R. 2144-1 : ” L’acheteur vérifie les informations qui figurent dans la candidature, y compris en ce qui concerne les opérateurs économiques sur les capacités desquels le candidat s’appuie. Cette vérification est effectuée dans les conditions prévues aux articles R. 2144-3 à R. 2144-5. “. Aux termes de son article R. 2144-2 : ” L’acheteur qui constate que des pièces ou informations dont la présentation était réclamée au titre de la candidature sont absentes ou incomplètes peut demander à tous les candidats concernés de compléter leur dossier de candidature dans un délai approprié et identique pour tous. () “. Aux termes de son article R. 2144-3 : ” La vérification de l’aptitude à exercer l’activité professionnelle, de la capacité économique et financière et des capacités techniques et professionnelles des candidats peut être effectuée à tout moment de la procédure et au plus tard avant l’attribution du marché. “. Enfin, aux termes de l’article R. 2144-6 de ce code : ” L’acheteur peut demander au candidat de compléter ou d’expliquer les documents justificatifs et moyens de preuve fournis ou obtenus. “.
5. Si les dispositions précitées du code de la commande publique ont pour effet de donner à la personne publique, qui constate que des pièces dont la production était réclamée sont absentes ou incomplètes, la faculté de demander, sur un plan de stricte égalité, aux candidats de fournir certains documents liés à leur capacité technique ou financière d’exécuter le marché, elles ne sauraient lui conférer la possibilité, dès lors qu’un candidat n’a pas justifié de sa capacité juridique lui permettant de déposer sa candidature, de compléter le dossier de celle-ci pour assurer la recevabilité de sa demande.
6. En outre, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, notamment de son arrêt C-387/14, Esaprojekt sp. z o.o. du 4 mai 2017, qu’après l’expiration du délai imparti pour le dépôt des candidatures à un marché public, un opérateur économique ne peut transmettre au pouvoir adjudicateur, pour justifier qu’il remplit les conditions de participation à une procédure de marché public, des documents ne figurant pas dans son offre initiale, tels qu’un contrat exécuté par une entité tierce ainsi que l’engagement de cette dernière de mettre à la disposition de cet opérateur des capacités et des ressources nécessaires à l’exécution du marché en cause sans méconnaitre l’égalité de traitement des candidats.
7. Enfin, le point 6.1 du règlement de la consultation, portant sur les documents devant être joints à chacune des candidatures, exige notamment, s’agissant du lot n° 1 du marché litigieux, la production par les candidats de la certification Qualibat 1413 ” Montage d’échafaudages fixes technicité supérieure ” ou de références équivalentes de travaux de restauration d’édifices classés Monuments Historiques, de période équivalente, en cours de réalisation ou réalisés au cours des cinq dernières années.
8. En premier lieu, la commune de Rouen ne peut se prévaloir de l’autorité de la chose jugée de l’ordonnance de la juge des référés précontractuels du 23 février 2022, dès lors que les décisions du juge du référé bien qu’exécutoires en vertu de l’article L. 11 du code de justice administrative, ne possèdent qu’un caractère provisoire et ne sont pas revêtues de l’autorité de chose jugée.
9. En deuxième lieu, il résulte de l’instruction que, lors du dépôt de son offre, la société Normandie Rénovation, laquelle n’établit ni même n’allègue être titulaire de la certification Qualibat 1413, n’a pas apporté la preuve qu’elle disposerait de cette dernière en s’appuyant sur un autre opérateur économique pour l’exécution du marché. Si la commune de Rouen se prévaut du mémoire technique de la société Normandie Rénovation, selon lequel celle-ci est susceptible de recourir à un sous-traitant, la société Réatub, qui aurait les capacités techniques et moyens adaptés au projet pour l’installation des échaudages, ce document se borne, en tout état de cause, à faire état d’un potentiel recours à cette dernière société qui n’avait pas, à ce stade, produit d’engagement écrit d’exécuter les travaux. Le 12 janvier 2022, la commune de Rouen, qui a décidé de poursuivre la procédure d’attribution du marché au stade de l’analyse des candidatures, à la suite de l’annulation de la procédure de passation du marché en cause par la juge des référés précontractuels du tribunal, a adressé un message aux quatre candidats à l’attribution du marché mentionnant qu’ ” () après analyse des documents de la candidature, il a été constaté que vous n’avez pas remis le document Qualibat 1413, il est cependant évoqué la possibilité de recourir à un tiers qui détiendrait la compétence et les références adaptées () ” et leur a demandé de produire les documents concernant les capacités professionnelles, techniques et financières du tiers auquel ils entendaient, le cas échéant, recourir. Le complément apporté le 17 janvier 2024 par la société Normandie Rénovation concernant la déclaration de sous-traitance de la société Réatub, d’un montant de 1 426 800 euros HT, ne représente toutefois pas une simple clarification ponctuelle ou une correction d’erreurs matérielles manifestes, mais affecte la vérification des capacités de cet opérateur et constitue une modification substantielle et significative de son offre initiale. Dans ces conditions, en admettant la présentation par la société Normandie Rénovation des documents relatifs à la déclaration de sous-traitance de la société Réatub afin de compléter son offre initiale, la commune de Rouen a favorisé indûment cet opérateur par rapport aux autres candidats et a violé ainsi le principe d’égalité de traitement des candidats.
En ce qui concerne le préjudice subi :
10. Lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat public demande la réparation du préjudice qu’il estime avoir subi du fait de l’irrégularité ayant, selon lui, affecté la procédure ayant conduit à son éviction, il appartient au juge, si cette irrégularité est établie, de vérifier d’abord si l’entreprise était ou non dépourvue de toute chance de remporter le marché. Dans l’affirmative, l’entreprise n’a droit à aucune indemnité. Dans la négative, elle a droit en principe au remboursement des frais qu’elle a engagés pour présenter son offre. Il convient ensuite de rechercher si l’entreprise avait des chances sérieuses d’emporter le marché. Dans un tel cas, l’entreprise a droit à être indemnisée de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu’ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l’offre qui n’ont donc pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique.
11. En l’espèce, il résulte de l’instruction que l’offre de la société T.E.R.H. Monuments Historiques a été classée deuxième sur quatre offres, avec une note globale de 89,76 points contre 100 points pour l’attributaire, en obtenant notamment la note de 30 points, contre 40 points pour la société Normandie Rénovation, concernant le sous-critère du critère de la valeur technique portant sur les moyens matériels, humains, qualifications, compétences, références. Dès lors, la société requérante établit qu’elle avait une chance sérieuse d’emporter le marché si l’irrégularité ayant conduit à son éviction n’avait pas été commise.
12. Il résulte du principe énoncé au point 10 du présent jugement que si la société requérante peut prétendre à l’indemnisation de son manque à gagner, elle ne peut en revanche prétendre à l’indemnisation des frais de présentation de son offre.
13. La société T.E.R.H. Monuments Historiques allègue que son taux de marge nette s’établit à 20 % en l’espèce. Une attestation versée aux débats, établie par le commissaire aux comptes de la société, a évalué à 26,60 % le taux de marge nette que lui aurait procuré le marché en litige au regard des chiffres des trois derniers exercices, après avoir vérifié la concordance des éléments chiffrés avec les comptes annuels de la société et leur cohérence. Pour contester le taux retenu, la commune de Rouen se borne à estimer le taux de marge nette de la société requérante à 15%, compte tenu de l’évolution des charges et de l’inflation ainsi que du caractère en cours d’exécution des travaux. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation du manque à gagner en l’évaluant à 20 % du montant de l’offre proposée. Dès lors que la société requérante a proposé une offre d’un montant de 4 899 807,80 euros, il y a lieu de condamner la commune de Rouen à lui verser 979 961,56 euros correspondant à 20 % du montant de cette somme.
14. Il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu de condamner la commune de Rouen à verser la somme de 979 961,56 euros à la société T.E.R.H. Monuments Historiques en réparation du préjudice subi du fait de son éviction illégale du lot n° 1 ” maçonnerie – pierre de taille ” du marché public de travaux portant sur la restauration du massif occidental et des vitraux du bras sud du transept de l’abbatiale Saint-Ouen.
En ce qui concerne les intérêts et la capitalisation des intérêts :
15. Les sommes qui sont allouées à la société T.E.R.H. Monuments Historiques portent intérêts à compter du 25 juillet 2022, date de la réception de sa demande indemnitaire préalable par la commune de Rouen. La société requérante a droit à la capitalisation des intérêts dus à compter du 25 juillet 2023, date à laquelle était due, pour la première fois, une année d’intérêt, ainsi qu’à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Sur les frais liés au litige :
16. Dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de mettre à la charge de la commune de Rouen la somme de 1 500 euros à verser à la société T.E.R.H. Monuments Historiques sur le fondement des dispositions de l’article L.761-1 du code de justice administrative. Ces mêmes dispositions font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société T.E.R.H. Monuments Historiques, qui n’est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme demandée par la commune de Rouen sur leur fondement.
DÉCIDE
Article 1er : La commune de Rouen est condamnée à verser à la société T.E.R.H. Monuments Historiques la somme de 979 961,56 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 25 juillet 2022. Les intérêts échus à la date du 25 juillet 2023, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 2 : La commune de Rouen versera la somme de 1 500 euros à la société T.E.R.H. Monuments Historiques sur le fondement des dispositions de l’article L.761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 4 : Le présent jugement sera notifié à la société T.E.R.H. Monuments Historiques et à la commune de Rouen.