La prescription de l’action décennale du code civil est applicable aux marchés publics de travaux, ainsi que les causes interruptives de prescription qui y sont attachés. La demande en justice interrompt la prescription mais un jugement d’irrecevabilité devenu définitif rend nul et non avenu l’effet interruptif de prescription.
Les articles 1792 et suivants du code civil prévoient les règles en matière de garantie des constructeurs, en particulier la garantie décennale qui couvre le maître d’ouvrage des désordres affectant la solidité de l’ouvrage ou compromettant une utilisation conforme à sa destination. De jurisprudence constante, le Conseil d’État a estimé que les principes qui régissent la garantie décennale sont applicables aux marchés publics de travaux, et fait donc une application indirecte du code civil à ces derniers (CE, 15 avril 2015Commune de Saint-Michel-sur-Orge, n°376229). C’est donc de façon cohérente qu’il juge que les règles du code civil organisant la prescription sont également applicables à l’action décennale dans le cadre des marchés publics. Il aura par ailleurs déjà précisé que la désignation d’un expert par le juge administratif est également pourvue d’un effet interruptif de prescription, puisqu’il s’agit d’un référé(-expertise), et que l’article 2244 du code civil précise qu’une citation en justice, même en référé, interrompt la prescription (CE, 2 août 2011, Région Centre, n°330982).
C’est dans ce même cadre que le Conseil d’État s’est prononcé dans son arrêt du 7 juin 2024, et qu’il a rappelé que cet effet interruptif était triplement conditionné. Il n’agit tout d’abord qu’à l’égard des désordres expressément visés dans la demande d’expertise. Il faut ensuite que la demande émane « de celui qui a qualité pour exercer le droit menacé par la prescription » (le maître d’ouvrage) et qu’elle vise « celui-là même qui en bénéficierait » (le constructeur redevable de la garantie décennale).
Une première difficulté venait en l’espèce de ce que, si le maître d’ouvrage (MOA) était bien à l’origine de la demande d’expertise initiale, les opérations d’expertise avaient fait l’objet de plusieurs demandes d’extension ; pour certaines, le MOA n’en était pas à l’origine, pour d’autres, oui. Or, concernant les premières, le MOA entendait faire juger qu’il bénéficiait de l’effet interruptif de prescription à l’égard de constructeurs nouvellement inclus dans le champ de l’expertise, par une demande dont il n’était pas à l’origine donc. Le Conseil d’État juge à cet égard que les trois conditions précédemment énoncées s’apprécient eu égard à chaque demande successive, initiale et d’extension des opérations. Le MOA ne peut donc pas se prévaloir de l’effet interruptif de prescriptif découlant de la mesure d’expertise à l’encontre des constructeurs qui n’étaient pas inclus dans le périmètre des opérations servant la demande initiale.
Concernant la seconde série de demandes d’extension, si le MOA en était bien à l’origine, il n’avait pas toutefois précisément visé des désordres affectant les pédiluves extérieurs de l’ouvrage litigieux. Par conséquent, le juge lui refuse encore le bénéfice de l’effet interruptif de prescription de l’action décennale, à l’égard des désordres affectant les pédiluves.
Restait une troisième difficulté pour le MOA, tenant à ce que la requête introduite à l’égard de certains des constructeurs avait été rejetée pour cause d’irrecevabilité par le tribunal administratif de Nancy, suivi en appel puis en cassation. Or, aux termes de l’article 2243 du code civil, « l’interruption est non avenue si le demandeur se désiste de sa demande ou laisse périmer l’instance, ou si sa demande est définitivement rejetée ». Sur le fondement de ces dispositions, le Conseil d’État juge que, devant le juge administratif, un requérant ne peut plus se prévaloir de l’effet interruptif attaché à sa demande en justice lorsque celle-ci est définitivement rejetée, et ce quel que soit le motif de ce rejet en principe.
Il n’en ira autrement que pour le rejet fondé sur l’incompétence de la juridiction, exception salutaire dans la mesure où la navigation dans les eaux troubles du partage des compétences juridictionnelles n’est pas toujours chose aisée, y compris pour les juges eux-mêmes qui en appellent parfois à l’arbitrage du Tribunal des conflits.
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le district urbain de l’agglomération de Saint-Nicolas-de-Port, devenu la communauté de communes des Pays du Sel et du Vermois, a passé un ensemble de marchés publics de travaux, en vue de la construction d’un centre nautique intercommunal situé à Dombasle-sur-Meurthe, avec la société Atelier Arcos Architecture, M. D, la société Irmex, devenue le BET Saunier et associés, M. B C, la société Qualiconsult, la société Geco Ingineering, la société Axima Nord, aux droits de laquelle est venue la société Colas Est puis la société Colas Nord Est, la société Jean-Paul Hurstel Paysages Pépinières, la société Prestini TP, la société Prestini Bâtiments, aux droits de laquelle est venue la société SPIE Batignolles Est et qui a sous-traité une partie des prestations dont elle avait la responsabilité à la société Bonini et fils, la société Ronzat et Cie ainsi que la société Elyo Nord-Est, aux droits de laquelle est venue la société Engie Cofely et qui a sous-traité une partie des prestations dont elle avait la responsabilité à la société AR Pool. Alors que l’ouvrage avait été réceptionné et les réserves levées, des désordres l’affectant ont été relevés. Le 17 août 2007, la communauté de communes a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Nancy la désignation d’un expert. Celui-ci a été désigné par une ordonnance du 2 janvier 2008, notifiée à certains des constructeurs. Les opérations d’expertise ont ensuite, à quatre reprises, été étendues à d’autres constructeurs. L’expert a déposé son rapport le 22 juillet 2013. Le 17 mars 2016, par une requête au fond, la communauté de communes a par ailleurs demandé au tribunal administratif de Nancy de condamner solidairement ou ” selon la répartition qu’il décidera “, la société Atelier Arcos Architecture, la société Prestini TP, la société Ronzat et Cie, la société Engie Cofely, venant aux droits de la société Elyo Nord Est, la société Colas Nord Est, la société Qualiconsult et la société Geco Ingineering à lui verser la somme de 881 970 euros en réparation des dommages qu’elle a subis du fait des désordres affectant le centre nautique. Par un jugement du 17 décembre 2019, le tribunal administratif de Nancy a, en premier lieu, condamné la société Colas Nord Est à verser à la communauté de communes la somme de 202 733 euros hors taxes, en deuxième lieu, condamné la société Bonini et fils, la société Atelier Arcos Architecture et M. D à garantir la société Colas Nord Est à hauteur, respectivement de 40 %, 30 % et 30 % des condamnations prononcées à son encontre par ce jugement, en troisième lieu, jugé qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur les conclusions de la société Engie Cofely et de la société Bonini et fils tendant à ce que les frais d’expertise soient mis à la charge de la communauté de communes, des appelés en garantie ou des parties perdantes à la présente instance et, en dernier lieu, rejeté le surplus des conclusions des parties, notamment les demandes de la communauté de communes dirigées contre les sociétés Ronzat et Cie, Engie Cofely, Prestini TP, Atelier Arcos Architecture, Geco Ingineering et Qualiconsult au motif que l’action en garantie décennale contre ces sociétés était prescrite. Par un arrêt du 2 février 2023, contre lequel la communauté de communes se pourvoit en cassation, la cour administrative d’appel de Nancy a rejeté son appel formé contre le jugement du tribunal administratif de Nancy et le surplus des conclusions des autres parties.
2. En premier lieu, aux termes de l’article 2244 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, applicable à l’action en référé-expertise introduite le 17 août 2007 par la communauté de communes devant le tribunal administratif de Nancy et aux demandes d’extension de l’expertise ordonnée par le juge des référés de ce tribunal : ” Une citation en justice, même en référé, un commandement ou une saisie, signifiés à celui qu’on veut empêcher de prescrire, interrompent la prescription ainsi que les délais pour agir “. Il résulte de ces dispositions, applicables à la responsabilité décennale des architectes et des entrepreneurs à l’égard des maîtres d’ouvrage public, qu’une citation en justice, au fond ou en référé, n’interrompt le délai de prescription que pour les désordres qui y sont expressément visés et à la double condition d’émaner de celui qui a qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait.
3. D’une part, en jugeant, sur le fondement de ces dispositions, que les demandes d’extension des opérations d’expertise aux sociétés Geco Ingineering, Qualiconsult et Prestini TP n’avaient pu avoir pour effet d’interrompre le délai de prescription de l’action en garantie décennale pour la communauté de communes dès lors qu’elles n’avaient pas été présentées par celle-ci, la cour n’a pas commis d’erreur de droit. Si la communauté de communes soutient que la cour aurait ainsi méconnu les stipulations de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en faisant une application rétroactive de l’interprétation de l’article 2244 du code civil faite par le Conseil d’Etat, ce moyen, dès lors qu’il est nouveau en cassation, est inopérant et ne peut, par suite, qu’être écarté.
4. D’autre part, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la demande d’extension des opérations d’expertise présentée par la communauté de communes le 17 mars 2008 devant le tribunal administratif de Nancy ne contenait aucune mention ou référence, même indirecte, à des désordres affectant les pédiluves extérieurs, lesquels, au demeurant, n’ont été signalés par l’expert qu’en avril 2013. Par suite, c’est par une appréciation souveraine exempte de dénaturation que la cour administrative d’appel de Nancy a retenu que la demande d’extension des opérations d’expertise ne couvrait pas les désordres affectant les pédiluves extérieurs. En en déduisant que cette demande n’était pas de nature à interrompre le délai de prescription de l’action en garantie décennale s’agissant de ces désordres, la cour n’a pas commis d’erreur de droit.
5. En second lieu, aux termes de l’article 2241 du code civil : ” La demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion. / Il en est de même lorsqu’elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l’acte de saisine de la juridiction est annulé par l’effet d’un vice de procédure “. Aux termes de l’article 2242 du même code : ” L’interruption résultant de la demande en justice produit ses effets jusqu’à l’extinction de l’instance “. L’article 2243 du même code dispose que : ” L’interruption est non avenue si le demandeur se désiste de sa demande ou laisse périmer l’instance, ou si sa demande est définitivement rejetée “.
6. Il résulte de la combinaison de ces dispositions que devant le juge administratif, un requérant ne peut plus se prévaloir de l’effet interruptif attaché à sa demande lorsque celle-ci est définitivement rejetée, quel que soit le motif de ce rejet, sauf si celui-ci résulte de l’incompétence de la juridiction saisie.
7. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la requête de la communauté de communes introduite le 17 mars 2016 et tendant à l’engagement de la responsabilité décennale de certains des constructeurs a été rejetée par jugement du tribunal administratif de Nancy pour irrecevabilité. Son appel a été rejeté par la cour administrative d’appel de Nancy et son pourvoi en cassation n’a pas été admis par le Conseil d’Etat, statuant au contentieux. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent qu’en jugeant, par un arrêt suffisamment motivé sur ce point, qu’en application de l’article 2243 du code civil, le rejet définitif de la requête pour irrecevabilité faisait obstacle à ce que la communauté de communes puisse se prévaloir de l’interruption de la prescription de la garantie décennale résultant de l’introduction de cette requête, la cour n’a pas commis d’erreur de droit.
8. Il résulte de tout ce qui précède que la communauté de communes des Pays du Sel et du Vermois n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque. Par suite, ses conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu’être rejetées. En revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la communauté de communes des Pays du Sel et du Vermois le versement à chacune des sociétés Prestini TP, Engy Cofely, Colas France, Geco Ingineering, Spie Batignolles Est, Bonini et fils et Qualiconsult la somme de 1 000 euros au titre des mêmes dispositions.
DÉCIDE :
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