CE, 22 juillet 2025, Lille Métropole Habitat, n° 491997
Ce qu’il faut retenir :
La garantie décennale peut couvrir des désordres futurs, dès lors qu’ils apparaissent dans le délai d’épreuve et sont appelés à compromettre la solidité de l’ouvrage. En revanche, elle ne s’applique pas aux désordres issus de travaux préparatoires qui n’ont pas, en eux-mêmes, pour objet la réalisation de l’ouvrage.
Enseignement n° 1 : La garantie décennale s’étend aux désordres futurs nés dans le délai d’épreuve
De jurisprudence constante, le juge administratif applique indirectement l’article 1792 du code civil aux contrats administratifs qui constituent des marchés de travaux, visant de manière autonome « les principes qui régissent la garantie décennale » (CE, 15 avril 2015, Cne de Saint-Michel-sur-Orge, n° 376229). Cette formulation n’est cependant pas anodine puisqu’elle lui permet de construire sa jurisprudence en toute autonomie par rapport au juge judiciaire. Ainsi dans un arrêt du 22 juillet 2025, le Conseil d’État est venu rappeler qu’il « résulte des principes qui régissent la garantie décennale des constructeurs que des désordres apparus dans le délai d’épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent leur responsabilité, même s’ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l’expiration du délai de dix ans ». Il s’agit là d’une réaffirmation de la possibilité d’engager la responsabilité décennale des constructeurs pour des désordres dits désordres futurs : ceux qui apparaissent dans le délai d’épreuve de 10 ans sans satisfaire au critère de gravité, mais qui sont appelés de façon certaine à y satisfaire dans ce même délai (v. CE 31 mai 2010, Cne de Parnes, n°317006). Pour mémoire le juge judiciaire refuse quant à lui d’indemniser les dommages futurs (v. Cass. civ. 3ème, 28 février 2018, n°17-12.460).
Enseignement n° 2 : La garantie décennale suppose des travaux de construction et non de simples opérations préparatoires
Après avoir rappelé le principe de cette responsabilité, le Conseil d’État procède également à un rappel de ses causes exonératoires : cas de force majeure ; faute du maître de l’ouvrage ; ou défaut d’imputabilité, encore que dans ce dernier cas il s’agisse moins d’une cause exonératoire à proprement parler que d’un défaut de réunion des conditions d’engagement de la responsabilité du constructeur. Mais ce rappel n’a de visée que pédagogique, puisque le Conseil d’État rejette en l’espèce la responsabilité des constructeurs au motif que l’affaire ne relève pas de son champ d’application.
En effet, selon l’article 1792 du code civil – et donc selon les principes qui s’en inspirent – c’est bien « tout constructeur d’un ouvrage » qui est « responsable de plein droit ». La notion de construction d’un ouvrage prend ici toute son importance.
En l’espèce il s’agissait de travaux de remaniement du sol confiés en complément des travaux de démolition d’un bâtiment existant. Or le juge note que les travaux confiés « étaient d’ampleur limitée et se bornaient pour l’essentiel au ” remblaiement des terrains ” en matériaux compactés et en terre végétale, ainsi qu’à l’engazonnement des espaces verts ». Ces travaux étaient pourtant réalisés dans l’attente d’une opération de construction immobilière. Toutefois cette circonstance ne suffit pas à faire basculer les travaux dans le champ d’application matériel de la garantie décennale : le juge a donc une vision très compréhensive mais pas illimitée de l’étendue de la responsabilité des constructeurs. Il est nécessaire que les travaux aient eux-mêmes pour objet la réalisation d’un immeuble.
CE, 22 juillet 2025, Lille Métropole Habitat, n° 491997
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l’office public d’habitations à loyer modéré de Lille Métropole Communauté urbaine, devenu Lille Métropole Habitat, a confié le 23 mars 2004 à M. A… B… agissant en son nom personnel sous l’enseigne ” Cabinet Cobat “, la maîtrise d’œuvre d’un projet consistant, d’une part, à démolir un bâtiment situé à Tourcoing et, d’autre part, à remettre en état le sol dans l’attente d’une future construction. Le marché de travaux de démolition a été confié en 2005 à la société Sodenor, aux droits de laquelle est venue la société Ramery Revitalisation, et a fait l’objet d’une réception sans réserve le 18 septembre 2006 avec effet au 30 octobre 2006. En avril 2005, Lille Métropole Habitat a confié à un groupement d’entreprises un marché de maîtrise d’œuvre en vue de la construction sur le même terrain d’une résidence composée de dix-huit logements. En juin 2008, alors que les travaux de construction débutaient pour une durée initialement fixée à douze mois, la société Cari Thouraud, qui s’était vu confier le lot ” gros œuvre ” du marché de construction, a constaté des défauts d’altimétrie ainsi que la présence persistante d’anciennes fondations et de caves dans le remblaiement justifiant un arrêt des travaux, qui n’ont ensuite repris qu’au mois de juillet 2009 pour être réceptionnés le 24 mars 2011. Par une ordonnance du 28 janvier 2010, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a désigné un expert afin notamment de déterminer les conditions d’exécution du chantier de démolition et de répertorier les éventuelles insuffisances ou malfaçons au regard des règles de l’art. Le rapport d’expertise a été déposé le 15 juillet 2010. Lille Métropole Habitat a demandé au tribunal administratif de Lille de condamner solidairement M. B…, la société Ramery Revitalisation, la société Pingat XD, la société Axa France IARD ainsi que les sociétés MMA IARD Assurances Mutuelles et MMA IARD à lui verser la somme de 421 057,14 euros. Par un jugement du 15 mars 2022, le tribunal administratif de Lille a condamné la société Ramery Revitalisation à verser à Lille Métropole Habitat la somme de 258 500,50 euros, a mis à la charge définitive de cette société les frais d’expertise, taxés et liquidés à la somme de 6 058,33 euros, et a condamné M. B… à la garantir à hauteur de 25% des condamnations prononcées à son encontre. Par un arrêt du 21 décembre 2023, contre lequel Lille Métropole Habitat se pourvoit en cassation, la cour administrative d’appel de Douai a annulé les articles 3, 5 et 6 de ce jugement et rejeté sa demande ainsi que son appel incident.
2. En premier lieu, il résulte des principes qui régissent la garantie décennale des constructeurs que des désordres apparus dans le délai d’épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent leur responsabilité, même s’ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l’expiration du délai de dix ans. Le constructeur dont la responsabilité est recherchée sur ce fondement ne peut en être exonéré, outre les cas de force majeure et de faute du maître d’ouvrage, que lorsque, eu égard aux missions qui lui étaient confiées, il n’apparaît pas que les désordres lui soient en quelque manière imputables.
3. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les travaux de remaniement du sol confiés, en complément des travaux de démolition d’un bâtiment existant, à la société Sodenor étaient d’ampleur limitée et se bornaient pour l’essentiel au ” remblaiement des terrains ” en matériaux compactés et en terre végétale, ainsi qu’à l’engazonnement des espaces verts. En jugeant que de tels travaux, quand bien même ils auraient été réalisés dans l’attente d’une opération de construction immobilière, ne portaient pas en eux-mêmes sur la réalisation d’ouvrages, au sens des principes régissant la garantie décennale des constructeurs, et n’étaient ainsi pas susceptibles de donner lieu à l’engagement de la responsabilité de la société Ramery Revitalisation à ce titre, la cour, qui ne s’est pas contredite, n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.
4. En deuxième lieu, la cour, qui a relevé par une appréciation souveraine exempte de dénaturation que les travaux de démolition avaient fait l’objet d’une réception sans réserve le 18 septembre 2006, a pu juger sans erreur de droit et sans entacher son arrêt de contradiction de motifs que cette circonstance faisait obstacle à ce que Lille Métropole Habitat invoque la responsabilité contractuelle de la société Ramery Revitalisation, quand bien même les désordres n’auraient pas été apparents lors de la réception. En statuant ainsi, elle n’a, contrairement à ce que soutient l’établissement requérant, pas entaché son arrêt d’une contradiction avec les motifs par lesquels elle a jugé que la société Ramery Revitalisation n’était pas tenue, eu égard à la nature des travaux en litige, à la garantie décennale des constructeurs.
5. En troisième lieu, la responsabilité des maîtres d’œuvre pour manquement à leur devoir de conseil peut être engagée dès lors qu’ils se sont abstenus d’appeler l’attention du maître d’ouvrage sur des désordres affectant l’ouvrage et dont ils pouvaient avoir connaissance, en sorte que la personne publique soit mise à même de ne pas réceptionner l’ouvrage ou d’assortir la réception de réserves.
6. En l’espèce, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que Lille Métropole Habitat ne pouvait utilement rechercher la responsabilité de la société Ramery Revitalisation à raison de manquements à son obligation de conseil lors des opérations de réception, dès lors que cette société n’avait pas la qualité de maître d’œuvre.
7. En quatrième lieu, aux termes de l’article 2241 du code civil : ” La demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription (…) “. Alors même que l’article 2244 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, réservait un effet interruptif aux actes “signifiés à celui qu’on veut empêcher de prescrire”, termes qui n’ont pas été repris par le législateur aux nouveaux articles 2239 et 2241 de ce code, il ne résulte ni des dispositions de la loi du 17 juin 2008 ni de ses travaux préparatoires que la réforme des règles de prescription résultant de cette loi aurait eu pour effet d’étendre le bénéfice de la suspension ou de l’interruption du délai de prescription à d’autres personnes que le demandeur à l’action. Il en résulte qu’une citation en justice, au fond ou en référé, n’interrompt la prescription qu’à la double condition d’émaner de celui qui a la qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait.
8. Après avoir relevé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que la demande d’expertise présentée en 2010 par Lille Métropole Habitat visait la société Cobat et non M. A… B…, lequel avait conclu le marché de maitrise d’œuvre en son nom personnel, la cour a pu juger, sans erreur de droit, que cette demande n’avait pas interrompu le cours de la prescription à l’égard de ce dernier. Elle n’a pas davantage dénaturé les pièces du dossier en jugeant qu’aucun élément ne permettait d’établir que la société Pingat XD serait venue aux droits de M. A… B…, signataire, en son nom personnel, du marché de maitrise d’œuvre, ni par suite, commis d’erreur de droit en rejetant les conclusions dirigées contre cette société.
9. Il résulte de tout ce qui précède que le pourvoi de Lille Métropole Habitat doit être rejeté, y compris ses conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de Lille Métropole Habitat une somme de 1 500 euros à verser, respectivement, à M. B… et aux sociétés MMA IARD, MMA IARD Assurances mutuelles et Ramery Revitalisation au titre du même article.
D E C I D E :
- Article 1er : Le pourvoi de Lille Métropole Habitat est rejeté.
- Article 2 : Lille Métropole Habitat versera à M. B… et aux sociétés MMA IARD, MMA IARD Assurances mutuelles et Ramery Revitalisation une somme de 1 500 euros chacun au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
- Article 3 : La présente décision sera notifiée à l’office public de l’habitat Lille Métropole Habitat, à la société Ramery Revitalisation, à M. A… B… et à la société MMA IARD, première défenderesse dénommée, et à la société Pingat XD.