L’autorité concédante peut toujours déclarer la procédure sans suite pour motif d’intérêt général. En pareil cas, sa responsabilité n’est susceptible d’être engagée que pour des fautes quasi-délictuelles distinctes de l’abandon de procédure lui-même, et les candidats évincés ne pourront jamais prétendre à la réparation du préjudice résultant du bénéfice non réalisé au titre du contrat perdu.
Si en matière de marchés l’article R. 2185-1 du code de la commande publique dispose clairement que « l’acheteur peut, à tout moment, déclarer une procédure sans suite », la partie du code relative aux concessions ne comporte pas de disposition équivalente. Pour autant, le Conseil d’État l’a déjà jugé : « Une personne publique qui a engagé une procédure de passation d’un contrat de concession ne saurait être tenue de conclure le contrat. Elle peut décider, sous le contrôle du juge, de renoncer à le conclure pour un motif d’intérêt général », notamment pour insuffisance de concurrence (CE, 17 sept. 2018, Sté Le Pagus, n° 407099).
Cette limite relative à la caractérisation d’un motif d’intérêt général n’est pas propre aux concessions toutefois, étant jugé de façon générale qu’« un candidat à l’attribution d’un contrat public ne peut prétendre à une indemnisation de son manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d’intérêt général » (v. CAA Marseille, 19 juin 2023, n° 21MA02899). Un défaut ou une insuffisance de motivation de la déclaration sans suite constituerait une illégalité susceptible à la fois de fonder la contestation de la décision elle-même (v. CE, 18 mars 2005, Sté Cyclergie, n° 238752) et d’être invoquée à l’appui d’un recours contre la procédure de relance du marché (v. CE, 3 oct. 2012, Dpt Hauts-de-Seine, n° 359921). Dans ses conclusions sur l’arrêt Le Pagus, Gilles Pellissier rappelait que cet encadrement de la liberté de l’acheteur d’abandonner la procédure reposait sur une unique considération, celle d’éviter que la décision cache des motifs indicibles tels que la volonté d’évincer un candidat en particulier. Dès lors le motif d’intérêt général est très souplement apprécié.
En l’espèce, à la suite d’annulations précédemment prononcées par le juge du référé précontractuel, « tant la commission de délégation de service public que la commune ont estimé qu’aucune offre ne pouvait être considérée comme conforme au dossier de consultation des entreprises et que les motifs de non-conformité, qui concernaient des éléments essentiels de la concession, ne pourraient faire l’objet de corrections au cours d’une phase de négociation que sur une base juridique fragile ». Le Conseil d’État conforte donc la position du juge d’appel qui avait considéré que l’autorité concédante faisait bien état d’un motif d’intérêt général et n’avait donc pas commis de faute du fait de l’abandon de la procédure, en soi.
Dans son arrêt du 15 juillet 2025, le Conseil d’État vient ajouter de cardinales précisions en ce qui concerne la responsabilité de l’acheteur lorsqu’il déclare une procédure sans suite. Après avoir rappelé que l’autorité concédante peut toujours décider de renoncer à conclure le contrat pour motif d’intérêt général, il précise que cette décision n’est pas de nature à engager sa responsabilité pour faute.
Autrement dit le refus de contracter n’est jamais fautif en soi. En revanche, la responsabilité de l’autorité concédante pourra être engagée lorsqu’elle a commis une faute autonome au cours de la procédure de passation, ainsi par exemple donné par le Conseil d’État lui-même, du fait d’inciter un candidat à engager des dépenses en pure perte ou de maintenir le candidat dans l’illusion que le contrat serait signé. Cette nuance n’est pas sans rappeler l’ancien débat privatiste autour de la question de la rupture des pourparlers. En principe la rupture des pourparlers est libre et ne constitue pas une faute, même si elle a causé un préjudice important, mais peut par exception être sanctionnée en cas d’abus de droit (cf. article 1112 du code civil, v. aussi Cass. com., 18 janv. 2011, n°09-14.617).
En l’espèce le juge administratif a retenu deux fautes de nature à engager la responsabilité de la commune concédante à l’égard du candidat évincé. D’une part, elle a délibérément ignoré des contraintes urbanistiques dans les documents de la consultation, ce qui a nécessairement conduit les candidats à proposer des offres méconnaissant ces contraintes et provoqué le blocage procédural qui a fondé l’abandon de procédure. D’autre part, et plus encore, elle avait incité la société requérante, attributaire d’un lot, à engager des frais pour la constitution d’un dossier de demande de permis de construire.
Dès lors la société peut demander l’indemnisation intégrale de ses préjudices indemnisables.
Dans le cas où l’autorité concédante aurait commis des fautes autonomes dans la procédure de passation, le candidat pourra prétendre à la réparation des préjudices imputables à ces fautes. Toutefois deux limites importantes sont toutefois apportées : d’une part, les propres fautes du candidat pourront exonérer partiellement l’autorité concédante de sa responsabilité ; d’autre part, le préjudice résultant du bénéfice non réalisé au titre du contrat perdu ne saurait, en toute hypothèse, constituer un préjudice indemnisable. Si l’on s’en tient à l’analogie avec le contentieux civil de la rupture abusive des pourparlers, alors les préjudices indemnisables devraient donc recouvrir les frais inutiles exposés (frais de présentation de l’offre, études préliminaires, déplacements…), les éventuels atteintes à l’image ou actes de concurrence déloyale, ainsi que la perte de chance de contracter avec un tiers.
Considérant ce qui suit :
1. Les pourvois visés ci-dessus sont dirigés contre le même arrêt. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.
2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par un arrêté du 7 avril 2017, le préfet du Var a accordé à la commune de Ramatuelle la concession de la plage naturelle de Pampelonne pour une durée de douze ans à compter du 1er janvier 2019. La commune de Ramatuelle a engagé, le 30 juin 2017, une procédure de mise en concurrence en vue de l’attribution de traités de sous-concession du service public balnéaire sur cette plage. Le lot n° E1 a été attribué à la société Ferry par une délibération du conseil municipal du 16 juillet 2018. Saisi par un concurrent évincé, le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Toulon a, par une ordonnance du 24 août 2018, annulé la procédure de passation de ce lot au stade de l’examen des offres. Le 3 décembre 2018, la commune de Ramatuelle, après avoir procédé à un nouvel examen des offres, a décidé une nouvelle fois d’attribuer le lot n° E1 à la société Ferry mais, par une ordonnance du 1er février 2019, le juge du référé précontractuel du même tribunal, saisi par une autre société évincée, a annulé cette nouvelle procédure au stade de l’examen des offres. Par une délibération du 12 mars 2019, le conseil municipal a décidé de déclarer sans suite la procédure relative à ce lot. Après l’annulation de deux autres procédures de passation ultérieures pour le même lot devenu n° 23, dans le cadre desquelles la société Ferry ne s’était pas portée candidate, aucun contrat n’a finalement été conclu. Par un jugement du 30 juin 2022, le tribunal administratif de Toulon a rejeté la demande de la société Ferry tendant à la condamnation de la commune de Ramatuelle à lui verser une somme totale de 1 374 016,78 euros en réparation des différents préjudices qu’elle estime avoir subis. Par un arrêt du 11 décembre 2023, contre lequel se pourvoient en cassation, d’une part, la société Ferry sous le n° 491624 et, d’autre part, la commune de Ramatuelle sous le n° 491676, la cour administrative d’appel de Marseille a, sur appel de la société Ferry, annulé ce jugement, condamné la commune de Ramatuelle à lui verser la somme de 52 367,50 euros et rejeté le surplus des conclusions de sa requête.
Sur le cadre juridique :
3. Une personne publique qui a engagé une procédure de passation d’un contrat de concession ne saurait être tenue de conclure le contrat. Elle peut décider, sous le contrôle du juge, de renoncer à le conclure pour un motif d’intérêt général. Cette décision n’est pas de nature à engager sa responsabilité pour faute.
4. Dans une telle hypothèse, la responsabilité de la personne publique peut toutefois être mise en cause lorsqu’elle a, au cours de la procédure de passation, commis des fautes, par exemple en incitant un ou des candidats à engager des dépenses en pure perte ou en leur donnant, à tort, l’assurance que le contrat serait signé. Dans ce cas, le candidat peut prétendre à la réparation des préjudices imputables à ces fautes, sous réserve du partage de responsabilité découlant le cas échéant de ses propres fautes.
5. En revanche, la perte du bénéfice que le partenaire pressenti, qui ne peut se prévaloir d’aucun droit à la conclusion du contrat, escomptait de l’opération ne saurait, en toute hypothèse, constituer un préjudice indemnisable.
Sur les pourvois :
6. Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué qu’à la suite des annulations de la procédure d’attribution du lot n° E1 prononcées par le juge des référés du tribunal administratif de Toulon par ses ordonnances des 24 août 2018 et 1er février 2019, tant la commission de délégation de service public que la commune ont estimé qu’aucune offre ne pouvait être considérée comme conforme au dossier de consultation des entreprises et que les motifs de non-conformité, qui concernaient des éléments essentiels de la concession, ne pourraient faire l’objet de corrections au cours d’une phase de négociation que sur une base juridique fragile. La cour administrative d’appel de Marseille a jugé que la commune de Ramatuelle avait ainsi justifié de l’existence d’un risque juridique constitutif d’un motif d’intérêt général et n’avait pas commis de faute engageant sa responsabilité en déclarant la procédure de passation du lot en litige sans suite pour un tel motif. La cour a, en revanche, retenu deux fautes de nature à engager la responsabilité de la commune de Ramatuelle à l’égard de la société Ferry, tenant, d’une part, à l’ignorance délibérée, dans les documents de la consultation, des contraintes urbanistiques qui s’appliquaient sur le site de la sous-concession en litige, résultant d’un cône de dégagement visuel institué par le schéma d’aménagement de la plage de Pampelonne destiné à préserver la vue sur la mer depuis le chemin de l’Epi qui mène à la plage, conduisant nécessairement les candidats à proposer des offres méconnaissant ces contraintes, et, d’autre part, à avoir incité la société Ferry, alors attributaire du lot n° E1, à engager des frais pour la constitution d’un dossier de demande de permis de construire.
En ce qui concerne le pourvoi de la société Ferry :
7. En premier lieu, aux termes de l’article 46 de l’ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, applicable au litige : ” Les autorités concédantes peuvent organiser librement une négociation avec un ou plusieurs soumissionnaires dans des conditions prévues par voie réglementaire. La négociation ne peut porter sur l’objet de la concession, les critères d’attribution ou les conditions et caractéristiques minimales indiquées dans les documents de la consultation “. L’autorité concédante peut apporter des adaptations à l’objet du contrat qu’elle envisage de conclure au terme de la négociation lorsque ces adaptations sont d’une portée limitée, justifiées par l’intérêt du service et qu’elles ne présentent pas, entre les entreprises concurrentes, un caractère discriminatoire.
8. En jugeant que la prise en compte de la servitude résultant du cône de visibilité mentionné au point 6 induisait une modification de l’étendue géographique du lot n° E1 telle qu’elle ne pouvait être regardée, sans risque juridique, comme étant de portée suffisamment limitée pour être admise dans le cadre de la négociation, alors notamment que la procédure avait déjà été annulée deux fois au stade de l’examen des offres, la cour administrative d’appel de Marseille n’a pas dénaturé ni inexactement qualifié les faits de l’espèce.
9. En deuxième lieu, en jugeant que le motif mentionné aux points 6 et 8, tiré d’un fort risque juridique fragilisant la procédure de passation, constituait un motif d’intérêt général de nature à permettre, ainsi qu’il est dit au point 3, à la commune de Ramatuelle de renoncer à poursuivre cette procédure et à conclure le contrat, la cour administrative d’appel de Marseille n’a pas inexactement qualifié les faits de l’espèce.
10. En troisième lieu, il résulte de ce qui a été dit au point 5 que la cour administrative d’appel de Marseille n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que, dès lors que la procédure de passation avait été déclarée sans suite pour le motif d’intérêt général mentionné au point 9, la société Ferry ne pouvait prétendre à être indemnisée du gain manqué dont elle se prévalait.
11. En quatrième lieu, il ne ressort pas des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la cour administrative d’appel de Marseille aurait dénaturé les pièces de ce dossier en jugeant que la société Ferry n’établissait pas la réalité du préjudice commercial et d’image dont elle demandait la réparation.
12. En dernier lieu, en jugeant, par adoption des motifs du jugement du tribunal administratif de Toulon du 30 juin 2022, que la société Ferry n’avait pas subi, du fait des annulations successives de la procédure de passation du lot n° E1 et de la renonciation de la commune de Ramatuelle à conclure le contrat, un préjudice grave et spécial de nature à engager la responsabilité sans faute de cette commune, la cour n’a pas inexactement qualifié les faits de l’espèce.
13. Il résulte de ce qui précède que la société Ferry n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque, en tant qu’il a rejeté le surplus des conclusions de sa requête d’appel.
En ce qui concerne le pourvoi de la commune de Ramatuelle :
14. En premier lieu, il résulte de ce qui a été dit aux points 3 à 5 qu’en jugeant que la circonstance que la procédure de déclaration sans suite était justifiée par le motif d’intérêt général mentionné au point 9 ne faisait pas obstacle à ce que la société Ferry recherche la responsabilité de la commune de Ramatuelle au titre de fautes qu’elle lui imputait dans la procédure de passation en vue d’obtenir l’indemnisation des frais qu’elle a exposés en pure perte, d’une part, pour soumissionner et, d’autre part, après l’attribution du contrat, pour la préparation du dossier de demande de permis de construire, la cour n’a pas commis d’erreur de droit. De même, en jugeant que la circonstance que l’offre de la société Ferry serait irrégulière était dépourvue d’incidence à cet égard, dès lors que ce n’était pas en sa qualité de candidate irrégulièrement évincée qu’elle pouvait prétendre à la réparation de ses préjudices mais sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle de la commune au titre des fautes qu’elle avait commises dans la procédure de passation du contrat, ainsi qu’il a été dit au point 4, la cour administrative d’appel de Marseille n’a pas non plus commis d’erreur de droit.
15. En deuxième lieu, la cour n’a ni dénaturé les termes du courriel du 20 juillet 2018 adressé par la commune de Ramatuelle aux sociétés déclarées attributaires des sous-concessions, ni inexactement qualifié les faits de l’espèce en jugeant que, par ce courriel, et alors même que la commune ne fixait pas de délai précis pour déposer la demande d’autorisation d’urbanisme, elle devait être regardée comme ayant incité la société Ferry, alors attributaire du lot n° E1, à engager en pure perte des frais pour la constitution du dossier de cette demande sans attendre la signature de la sous-concession et que la commune avait, par suite, commis une faute de nature à engager sa responsabilité.
16. En troisième lieu, en jugeant que les préjudices de la société Ferry, qu’elle a condamné la commune de Ramatuelle à réparer, étaient directement liés aux fautes commises par cette dernière dans la procédure de passation du contrat et dans l’incitation de cette société à engager des démarches en vue de déposer une demande de permis de construire sans attendre la signature du contrat, la cour administrative d’appel de Marseille, qui a ainsi recherché, contrairement à ce que soutient la commune requérante, l’existence d’un lien de causalité direct entre ces fautes et les préjudices dont cette société demandait réparation, n’a pas inexactement qualifié les faits de l’espèce.
17. En dernier lieu, la cour n’a, contrairement à ce que soutient la commune de Ramatuelle, pas commis d’erreur de droit en jugeant que les frais de justice utilement exposés par la société Ferry en qualité de défenderesse à l’instance, autre que l’administration ayant lancé la procédure d’attribution du contrat, devant le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Toulon ayant abouti à l’ordonnance de ce juge du 24 août 2018 mentionnée au point 2 étaient susceptibles d’être pris en compte dans le préjudice résultant de la faute imputable à la commune. Elle ne s’est pas davantage méprise sur la portée des écritures de la commune en relevant qu’elle ne contestait pas que la société Ferry s’était acquittée des factures justifiant de la réalité de ce préjudice ni n’a dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis en fixant à 3 000 euros le montant de l’indemnisation de la société Ferry à ce titre.
18. Il résulte de ce qui précède que la commune de Ramatuelle n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque, en tant qu’il l’a condamnée à verser une indemnité à la société Ferry.
Sur les frais de l’instance :
19. Il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions présentées par les parties au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.