CE, 22 juillet 2025, CCI Seine Estuaire, n° 494323
Ce qu’il faut retenir :
La transaction conclue pour solder un litige né de l’exécution d’un marché public reste juridiquement subordonnée au marché dont elle dérive. Par conséquent, le retard dans le paiement des sommes convenues au titre de la transaction ouvre droit aux intérêts moratoires au taux spécifique applicable aux marchés publics, et non au taux légal de droit commun. L’interdiction de renoncer aux intérêts moratoires emporte interdiction de renoncer à leurs modalités de calcul règlementaires.
Enseignement n° 1 : Une transaction relative à un différend dans le règlement d’un marché public est un contrat subordonné à ce dernier
L’article 2044 du code civil dispose que « la transaction est un contrat par lequel les parties, par des concessions réciproques, terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître ». En dépit de l’autonomie du droit public recherchée par son juge, le Conseil d’État n’hésite pas à appliquer directement les dispositions du code civil aux transactions administratives, étant précisées que le caractère administratif de ces dernières dépend de la nature administrative du litige qu’elles visent à éteindre ou à prévenir : ce faisant c’est une forme d’accessoriété de la transaction qui est mis en exergue (v. CE, ass., 6 déc. 2002, avis contentieux, L’Haÿ-les-Roses, n° 249153). Et c’est cette même forme d’accessoriété que l’on retrouve dans l’affaire jugée par le Conseil d’État le 22 juillet 2025 s’agissant du paiement d’intérêts moratoires relatifs aux sommes concédées dans une transaction.
En l’espèce, la CCI Seine Estuaire venue aux droits de la CCI du Havre était en litige avec le groupement d’entreprises dont la société Guintoli était mandataire (« le groupement Guintoli »). Une transaction avait été conclue entre les parties, dont les sommes devaient être réglées à l’échéance du 31 août 2019. Or, la CCI Seine Estuaire n’a procédé au règlement que le 30 décembre 2019, soit avec quatre mois de retard. Se posait donc la question des intérêts moratoires.
En principe l’article 1231-6 du code civil prévoit que « les dommages et intérêts dus à raison du retard dans le paiement d’une obligation de somme d’argent consistent dans l’intérêt au taux légal, à compter de la mise en demeure ». En application de ce principe le tribunal administratif de Rouen avait procédé au calcul de l’indemnité à allouer sur la base du taux d’intérêt légal. Son raisonnement s’appuyait sur ce que « l’accord transactionnel constitu(e) un contrat distinct du contrat de marché public » auquel il se rattache. Raisonnement que le Conseil d’État retoque. La transaction n’est peut-être pas un contrat accessoire à proprement parler du contrat principal – lorsque le litige est de nature contractuelle – mais elle entretient a minima une relation de subordination à ce dernier.
Enseignement n° 2 : Lorsque des intérêts moratoires sont en cause, le taux spécialement applicable en matière de marchés publics ne peut pas être écarté par la conclusion d’une transaction
En effet, les intérêts moratoires en l’espèce dérivaient d’un litige relatif à l’exécution financière d’un marché public de travaux, et plus précisément d’un litige relatif à l’établissement du décompte. Une médiation avait abouti à la signature de la transaction par laquelle les parties fixaient le nouveau le montant du décompte général définitif à la somme globale de 61 000 000 euros HT (pour un prix de marché initialement convenu d’environ 43,5 millions HT), en ce compris les révisions de prix et les intérêts moratoires « primordiaux » notamment. (C’est-à-dire les intérêts moratoires générés par le retard dans le paiement du décompte, par opposition aux intérêts moratoires dérivés générés par le retard dans le paiement des sommes concédées dans la transaction.) Au bout du compte, le groupement Guintoli sollicitait la somme rondelette d’environ de 400 000 euros d’intérêts moratoires dérivés.
Le Conseil d’État infirme la position du tribunal en soulignant que la somme que devait verser la CCI Seine Estuaire intervenait en règlement du marché public de travaux, nonobstant l’intermédiation d’une transaction. Le fait de transiger n’équivaut pas à un paiement et, de ce fait, ne transforme pas la nature de la dette de l’acheteur. En ce sens devait s’appliquer, jusqu’à son paiement effectif, les intérêts moratoires dus en raison de retards dans le règlement des marchés publics, « sans que la signature de cette transaction puisse y faire obstacle ».
Enseignement n° 3 : L’interdiction de renoncer aux intérêts moratoires emporte interdiction de renoncer à leurs modalités de calcul règlementaires
Il est intéressant que le juge analyse l’application d’un taux d’intérêt légal à compter de la signature de la transaction comme une véritable « renonciation » aux intérêts moratoires, renonciation qui fait l’objet d’une interdiction absolue et vient à être réputée non écrite si exprimée. De la sorte ce n’est pas seulement la renonciation aux intérêts moratoires qui est prohibée mais, au-delà, la renonciation à ses modalités de calcul règlementaires.
CE, 22 juillet 2025, CCI Seine Estuaire, n° 494323
Considérant ce qui suit :
Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par un acte d’engagement du 16 mai 2014, la chambre de commerce et d’industrie (CCI) du Havre, aux droits de laquelle est venue la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire, a confié à un groupement conjoint d’entreprises composé des sociétés Guintoli (mandataire), EHTP, Gagneraud construction, NGE Génie civil et Siorat, la réalisation des travaux de terrassement, d’assainissement, de chaussées, d’équipements de sécurité et d’ouvrages d’art de l’opération d’amélioration des accès au pont-route de Tancarville pour un prix global de 43 524 317,27 euros HT, soit 52 229 180,72 euros TTC. Après réception de l’ouvrage, un litige est né entre les parties au sujet de l’établissement du décompte général du marché. Au terme d’une médiation, le groupement et la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire ont signé, le 2 juillet 2019, un accord de transaction par lequel elles ont fixé le montant du décompte général définitif à la somme de 61 000 000 euros HT. Le tribunal administratif de Rouen, saisi par la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire sur le fondement de l’article L. 213-4 du code de justice administrative, a homologué cet accord de transaction par un jugement n° 1903309 du 23 décembre 2019. Alors que l’accord prévoyait que le solde du marché, fixé à 14 979 243,76 euros TTC, serait réglé au plus tard le 31 août 2019, la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire n’a procédé à ce règlement que le 30 décembre 2019. En raison de ce retard de paiement, la société Guintoli, mandataire du groupement, a, par un courrier du 30 janvier 2020 puis une mise en demeure du 11 mars 2020, sollicité de la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire le versement d’une somme de 399 446,50 euros correspondant aux intérêts moratoires prévus par l’article 3.6 du cahier des clauses administratives particulières du marché. Par un autre courrier du 30 janvier 2020, la société Guintoli a demandé à la chambre de commerce et d’industrie de lui faire parvenir un courrier de mainlevée de sa garantie bancaire. Ces demandes ayant été rejetées, les sociétés membres du groupement ont demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire à leur verser, d’une part, la somme de 399 446,50 euros au titre des intérêts moratoires ainsi que des intérêts sur la même somme à compter de la mise en demeure du 11 mars 2020, au taux contractuellement défini ou, subsidiairement, au taux légalement applicable, et, d’autre part, la somme de 10 814,21 euros en réparation du préjudice subi en raison du retard pris dans la levée des garanties bancaires. Par un arrêt du 19 mars 2024, la cour administrative d’appel de Douai a rejeté l’appel formé par les sociétés Guintoli et autres contre le jugement du 7 décembre 2022 du tribunal administratif de Rouen ayant rejeté leurs demandes. Par une décision du 23 décembre 2024, le Conseil d’Etat, statuant au contentieux a prononcé l’admission des conclusions du pourvoi des sociétés NGE Génie civil et autres dirigées contre cet arrêt en tant seulement qu’il s’est prononcé sur leurs conclusions tendant à la condamnation de la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire à leur verser la somme de 399 446,50 euros au titre des intérêts moratoires ainsi que des intérêts sur la même somme à compter de la mise en demeure du 11 mars 2020.
D’une part, aux termes de l’article 2044 du code civil : ” La transaction est un contrat par lequel les parties, par des concessions réciproques, terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître. / Ce contrat doit être rédigé par écrit. ”
D’autre part, aux termes de l’article 1231-6 du même code : ” Les dommages et intérêts dus à raison du retard dans le paiement d’une obligation de somme d’argent consistent dans l’intérêt au taux légal, à compter de la mise en demeure. / Ces dommages et intérêts sont dus sans que le créancier soit tenu de justifier d’aucune perte. / Le créancier auquel son débiteur en retard a causé, par sa mauvaise foi, un préjudice indépendant de ce retard, peut obtenir des dommages et intérêts distincts de l’intérêt moratoire. ”
Enfin, aux termes des dispositions, applicables à la date de la signature du marché litigieux, de l’article 38 de la loi du 28 janvier 2013 portant diverses dispositions d’adaptation de la législation au droit de l’Union européenne en matière économique et financière, désormais codifiées à l’article L. 2192-12 du code de la commande publique : ” Le retard de paiement est constitué lorsque les sommes dues au créancier, qui a rempli ses obligations légales et contractuelles, ne sont pas versées par le pouvoir adjudicateur à l’échéance prévue au contrat ou à l’expiration du délai de paiement. ” En vertu de l’article 39 de la même loi, désormais codifié à l’article L. 2192-13 du code de la commande publique, le retard de paiement fait courir, de plein droit et sans autre formalité, des intérêts moratoires, dont le taux est fixé par voie réglementaire, à compter du jour suivant l’expiration du délai de paiement ou l’échéance prévue au contrat.
Aux termes de l’article 67 de la loi du 8 août 1994 portant diverses dispositions d’ordre économique et financier, applicable à la date de la signature du marché litigieux : ” Dans le cadre des marchés publics, y compris les travaux sur mémoires et achats sur factures, est réputée non écrite toute renonciation au paiement des intérêts moratoires exigibles en raison du défaut, dans les délais prévus, soit du mandatement des sommes dues, soit de l’autorisation d’émettre une lettre de change-relevé, soit du paiement de celle-ci à son échéance. / La présente disposition est applicable à toute clause de renonciation conclue à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi. ” Aux termes de l’article L. 2192-14 du code de la commande publique, applicable à la date de signature de la transaction litigieuse : ” Toute renonciation au paiement des intérêts moratoires est réputée non écrite. ” Ces dispositions interdisent de façon absolue toute renonciation aux intérêts moratoires dus en raison de retards dans le règlement des marchés publics, que cette renonciation intervienne lors de la passation du marché ou postérieurement.
Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que, par l’accord de transaction signé le 2 juillet 2019, les sociétés NGE Génie Civil et autres et la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire ont consenti à des concessions réciproques et fixé, forfaitairement et définitivement pour solde de tous comptes en principal et intérêts, le montant global du marché à un nouveau montant hors taxes de 61 millions d’euros incluant les reprises de réserves, les révisions de prix et les intérêts moratoires, pour un règlement prévu au plus tard le 31 août 2019. En jugeant, au motif que l’accord transactionnel constituait un contrat distinct du contrat de marché public, régi par les dispositions du seul code civil, que le retard de paiement, par la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire, de la somme de 14 979 243,76 euros TTC ne pouvait donner lieu, le cas échéant, qu’au versement des intérêts moratoires au taux légal prévus par les dispositions de ce code, alors que la somme que devait verser la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire à ses cocontractants, fût-ce au terme d’une transaction, intervenait en règlement du marché public de travaux, auquel devaient s’appliquer, jusqu’à son paiement effectif, les intérêts moratoires dus en raison de retards dans le règlement des marchés publics et sans que, conformément à l’interdiction rappelée au point 5, la signature de cette transaction puisse y faire obstacle, la cour administrative d’appel de Douai a commis une erreur de droit.
Par suite et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, son arrêt doit être annulé en tant qu’il s’est prononcé sur les conclusions d’appel des sociétés NGE Génie Civil et autres tendant à ce que la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire soit condamnée à leur verser la somme de 399 446,50 euros au titre des intérêts moratoires ainsi que des intérêts sur la même somme à compter de la mise en demeure du 11 mars 2020.
Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire la somme de 1 000 euros à verser à chacune des sociétés NGE Génie Civil, Guintoli, EHTP, Gagneraud Construction et Siorat au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Cet article fait obstacle à ce que soit mise à la charge des sociétés NGE Génie Civil et autres, qui ne sont pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme que la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire demande au même titre.
D E C I D E :
- Article 1er : L’arrêt du 19 mars 2024 de la cour administrative d’appel de Douai est annulé en tant qu’il a rejeté les conclusions d’appel de la société NGE Génie Civil et autres dirigées contre le jugement du tribunal administratif de Rouen en tant que celui-ci a rejeté leurs conclusions tendant à la condamnation de la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire à leur verser, d’une part, la somme de 399 446,50 euros au titre des intérêts moratoires contractuels du fait du retard de paiement du solde du marché, et, d’autre part, les intérêts moratoires dus au titre de cette somme à compter de la mise en demeure du 11 mars 2020.
- Article 2 : L’affaire est renvoyée, dans la limite de la cassation ainsi prononcée, à la cour administrative d’appel de Douai.
- Article 3 : La chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire versera aux sociétés NGE Génie Civil, Guintoli, EHTP, Gagneraud Construction et Siorat la somme de 1 000 euros chacune au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
- Article 4 : Les conclusions de la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
- Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société NGE Génie Civil, première requérante dénommée, et à la chambre de commerce et d’industrie Seine Estuaire.